Une sculptrice qui a modelé le temps et l’espace

Pionnière de la sculpture moderne, Diêm Phùng Thi (1920-2002) a fait dialoguer l’art occidental et la pensée orientale. Installée à Huê (Centre) à la fin de sa vie, elle a légué à sa ville natale des centaines d’œuvres aussi universelles qu’intimement vietnamiennes.

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La sculptrice Diêm Phùng Thi. 
Photo : DDK/CVN

Diêm Phùng Thi, de son vrai nom Phùng Thi Cuc, est née en 1920 dans le village de Châu Ê, ville de Huê. Elle est l’une des rares femmes artistes asiatiques à figurer dans le prestigieux Dictionnaire Larousse de l’art du XXᵉ siècle. D’abord formée à la médecine à Hanoï, puis en France, elle devient docteure avant que l’appel de l’art ne bouleverse sa trajectoire.

En 1959, à l’âge de 39 ans, elle débute son aventure dans la sculpture. Très vite, elle développe un langage plastique personnel à travers sept formes géométriques de base : cercle, demi-cercle, carré, triangle, barre longue, tube et forme en T. Ces sept modules, qu’elle manipule, combine, décline à l’envie, constituent sa “grammaire sculpturale”, un alphabet formel qui lui permet de raconter des histoires sans mots, d’exprimer sa vision du monde, d’entrer en dialogue avec l’espace et le temps.

Sept notes d’une vie humaine

Loin d’être de simples motifs décoratifs, ces formes deviennent des signes. Selon le critique Ray Mond Cogniat, elles forment un “alphabet sculptural”. Le grand musicologue vietnamien

Œuvres décoratives de l’architecte Pham Dang Nhât Thái, inspirées des septs modules de Diêm Phùng Thi. 
Photo : VNA/CVN

Trân Van Khê y voit les “sept notes d’une vie humaine”, chaque module étant porteur d’une émotion, d’une énergie, d’un souffle particulier.

Avec cette écriture visuelle, Diêm Phùng Thi se forge une place singulière dans le paysage artistique international. En 1991, elle devient la deuxième femme asiatique à être incluse dans le Dictionnaire Larousse de l’art moderne. L’année suivante, elle est nommée membre correspondante de l’Académie européenne des sciences, des lettres et des arts. Durant sa carrière, elle réalise près de 400 œuvres, dont 36 monuments publics en France.

Mais ce qui la rend véritablement unique, c’est son choix de revenir à Huê, sa terre natale, au sommet de sa renommée internationale. Là, elle ne revient pas avec ses médailles ou ses honneurs, mais avec ses sculptures. Elle les offre toutes à Huê - statues, bas-reliefs, maquettes pédagogiques - comme pour rendre à sa terre ce que l’art lui a permis de bâtir.

Aujourd’hui, à Huê, l’art de Diêm Phùng Thi ne se contente pas d’être exposé dans un musée. Il infuse l’espace public. En 2021, lors de la réhabilitation du pont Kho Rèn enjambant la rivière An Cuu, la rambarde est redessinée en reprenant l’un de ses motifs en forme de cœur. Le projet, baptisé “Les cœurs de Huê”, est signé par l’architecte Pham Dang Nhât Thai, enseignant à l’Université des sciences de Huê.

Les sept modules de Diêm Phùng Thi sont pour moi une sorte d’alphabet plastique, explique l’architecte. Chaque forme a son propre rythme, sa propre énergie. En les juxtaposant, on crée un langage sans mots, capable de toucher des enfants autistes, d’apaiser l’espace, d’éveiller la curiosité ou de stimuler l’imaginaire visuel des adultes”.

Cette approche inspire également de nouveaux projets : le pont Diêm Phùng Thi, dont la forme reprend l’œuvre Bateau flottant, est actuellement en cours de validation. Ce ne sera pas un simple ouvrage de franchissement, mais un trait d’union entre la mémoire artistique et la vie urbaine contemporaine.

L’artiste nourrissait aussi un rêve : ouvrir des ateliers de sculpture pour les enfants orphelins ou en situation de handicap, leur apprendre à créer à partir de ses sept modules. Si elle n’a pu le concrétiser de son vivant, ce projet voit aujourd’hui le jour. Pham Dang Nhât Thai a conçu un jeu de construction éducatif à destination des enfants de 3 à 11 ans, composé de 28 pièces modulables colorées selon les sept couleurs de l’arc-en-ciel. Ces blocs, inspirés des formes de Diêm Phùng Thi, permettent aux enfants de développer leur sens artistique en jouant en deux ou trois dimensions. Le dispositif a remporté un prix au Concours d’innovation technique de la province de Thua Thiên Huê et est aujourd’hui utilisé par le Réseau vietnamien de l’autisme dans le cadre d’activités pédagogiques.

Au 17, rue Lê Loi, le centre d’art Diêm Phùng Thi conserve l’intégralité des œuvres qu’elle a offertes. Plus qu’un musée, c’est un lieu de pensée et de transmission.

L’héritage de Diêm Phùng Thi ne se résume pas à ses sculptures, il réside dans sa pensée, dans ce qu’elle appelle elle-même une “esthétique ouverte” - un dialogue entre tradition et modernité, entre forme et sens, entre art et vie. Ses formes, d’apparence austères, entrent aujourd’hui dans le mobilier urbain, les salles de classe, les parcs, jusqu’à devenir motif de bijoux ou imprimé sur des sacs et t-shirts.

Le critique d’art Phan Thanh Binh note que ses formes influencent la scène artistique depuis longtemps, mais qu’elles restent encore trop peu exploitées à grande échelle. Il cite cependant le travail du jeune artiste Hoàng Phi Hùng, créateur d’une ligne de bijoux inspirée de l’œuvre de Diêm Phùng Thi, comme un exemple prometteur de cette transmission intergénérationnelle.

Plus qu’une sculptrice, Diêm Phùng Thi est devenue un pont vivant entre les mondes. Entre le Vietnam et l’Occident, entre l’abstraction et la sensibilité populaire, entre le geste artistique et l’usage quotidien. Comme elle l’affirmait : “Cette sculpture ne m’appartient plus. Je vous la donne. Ou plutôt, je me donne à vous”.

Ainsi, l’œuvre de Diêm Phùng Thi continue de vivre, au-delà des musées et des livres, dans la vie même des Vietnamiens d’aujourd’hui. Dans un cœur de métal sur un pont, dans un jouet éducatif, dans un bijou ou un vêtement, son art palpite. Silencieuse, mais toujours vivante.

Dan Thanh - Kha Pham/CVN

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