Comme pour tant d’autres choses, ici le rapport au temps reste paradoxal. Pour l’observateur extérieur, le Vietnamien donne le sentiment que chaque chose a son temps et qu’il sera toujours temps de faire ce que l’on doit faire, quitte à paraître perdre du temps ! Mais cette proverbiale patience est parfois mise à mal par une impatience débridée. Regardez bien autour de vous...
Au fil de l’eau, au fil du temps… |
Impatient inventaire...
Patience, les enfants qui suivent les buffles à l’allure nonchalante le long des fleuves, en regardant voler les papillons ou en jouant avec les grillons au bord de l’eau.
Impatience, des touristes qui se dépêchent pour pouvoir visiter en 20 jours un pays de près de 2.000 km, sans chercher à communier avec sa nature.
Patience, les femmes penchées sur les pelouses des grandes avenues qui, brin d’herbe après brin d’herbe, éclaircissent, sarclent, pour créer un splendide tapis vert.
Impatience, ce jeune homme qui zigzague entre les voitures pour être le premier à passer, le premier arrivé, et sans doute le premier accidenté.
Patience, ces paysans courbés dans les rizières qui repiquent le riz en reproduisant des gestes millénaires.
Impatience, ces personnes qui bousculent les autres pour être en tête de la file d’attente, alors que le guichet est encore fermé.
Patience, cet artisan qui, accroupi sur ses talons, reproduit à la main des centaines d’estampes sur papier de riz, couleur après couleur.
Impatience, ces gens qui s’énervent parce qu’il n’y a pas de taxi à l’endroit où ils se trouvent et à l’heure où ils y sont.
Patience, ce cuisinier qui dessine des orchidées de lait de coco à la surface d’une soupe au potiron.
Impatience, celui qui avale vite un sandwich dans la rue pour ne pas perdre de temps à on ne sait trop quoi.
Patience, ces marchandes installées sous le soleil et qui attendent des heures durant qu’un client vient leur acheter des fruits.
Impatience, ce conducteur qui klaxonne sans cesse pour qu’on le laisse passer.
Patience, ces femmes qui remontent l’eau d’une rizière à l’autre, en utilisant un panier à double cordes.
Impatience, cet étranger qui soupire pendant treize heures de voyage en train, parce que ça ne va pas assez vite.
Patience, ces mamans qui courent derrière leurs bambins pour leur donner à manger.
Patience à toute épreuve !
Combien de fois ai-je reçu des leçons d’humilité dans des situations où nombre de personnes étrangères à la culture de ce pays auraient manifestées énervement ou colère.
Je me souviens notamment d’une aventure qui m’est arrivée à Cát Bà, dans la ville portuaire de Hai Phong (Nord). Avec mon ami Tuân, nous accompagnons des amis français. Nous décidons de louer des motos pour suivre la route Ouest qui longe la mer. Promenade magnifique qui nous fait traverser un livre de géographie : les criques alternent avec les mangroves, la montagne avec les polders, les rizières avec les parcs à crevettes...
Nos trois motos se suivent : Tuân et sa fille sur la première, nos amis sur la deuxième, et moi avec la femme de Tuân et leur bébé sur la troisième. L’escapade est joyeuse malgré le temps qui se couvre progressivement. Quand les nuages gris s’amoncellent, nous décidons de rentrer au port par la route intérieure. La route est sauvage à souhait et nous profitons du silence à peine troublé par le ronronnement de nos motos qui filent à faible allure. Nous sommes à plusieurs kilomètres de tout village…
Soudain, je sens ma roue arrière qui chasse dans un virage. Arrêt, coup d’œil sur ma roue : elle est à plat. Sans doute, un mauvais caillou ou un clou perdu sur la route. C’est sans aucune hâte que nous nous garons sur le bas côté. Les femmes et les enfants descendent d’abord (c’est toujours comme cela dans un naufrage !), et calmement Tuân envisage de téléphoner au plus proche réparateur de pneu pour qu’il vienne nous apporter son aide et son matériel. Las ! Le téléphone portable ne passe pas, ni le sien, ni le mien. Nous sommes oubliés des opérateurs de télécommunications en pleine campagne, avec un bébé en bas âge ! Sous d’autres cieux, il aurait pu y avoir des cris, de véhémentes récriminations contre une destinée cruelle qui nous a mis dans une situation aussi difficile et que sais-je encore ! Là, sous les nuages vietnamiens, rien de tout cela. Tuân, avec un grand sourire, décide de partir à la recherche d’un réparateur et disparaît avec sa moto derrière la lisière de la forêt. Sa femme s’accroupit sur les talons, le bébé dans les bras, et tranquillement décide d’attendre son sauveur de mari. Quant à moi, je m’allonge sur la selle de ma moto inutile pour somnoler un peu. Les seuls qui s’agitent pronostiquent sur le temps qu’il faudra à Tuân pour revenir, incriminent la malchance, supputent le retard que cela va occasionner, bref se projettent dans un hypothétique futur tout en regrettant un passé subjectif, sans profiter du présent de l’indicatif, ce sont nos amis occidentaux…
Tuân aura mis plus d’une demi-heure pour revenir avec un réparateur, et pendant toute cette demi-heure, je n’ai observé aucun signe d’impatience ou d’inquiétude de la part de sa femme qui tenait un bébé de quelques mois dans ses bras, sous un ciel menaçant de pluie, sur une route isolée au milieu d’une forêt. Même si au fond d’elle-même, elle craignait que son enfant ne prenne froid comme elle me le dira plus tard. Pour moi, l’image de la patience, c’est cette femme sereine qui souriait à son bébé. Il fallait attendre, nous attendions !
À propos, je dois vous laisser là, car ma fille attend avec impatience que je l’emmène se promener. Il lui faudra encore quelque temps pour apprendre la patience !
Gérard BONNAFONT/CVN