Même si, comme le disait cet homme d’esprit : «Un livre de cuisine n’est pas un livre de dépenses, mais un livre de recettes», il n’en reste pas moins qu’il partage avec de nombreux congénères le privilège d’aligner des mots qui devraient avoir du sens pour le lecteur ! J’ai bien dit : «Qui devraient...!»
N’étant ni analphabète, ni illettré, je sais lire «b a = ba» depuis la maternelle, grande section ! Et jusqu’au jour où je me suis installé au Vietnam, j’ai cru que ce viatique me suffirait toute ma vie pour déchiffrer n’importe quel mot, à défaut d’en saisir le sens. Sauf que...
Comme je l’ai déjà écrit lors d’une autre tranche de vie, la langue vietnamienne est une langue monosyllabique, ce qui signifie que grosso modo, une syllabe est un mot à elle toute seule. Jusque là, c’est facile. Par contre, pour représenter les différents sons qui vont donner leurs sens à «ba», on utilise des signes (diacritiques... pour ceux qui aiment les gros mots). Et ça, si on ne l’a pas compris, on risque de se trouver devant de grands moments de solitude...
Sans queue ni tête !
Ce jour-là, c’était au début de mon apprentissage, je m’étais fait dicter en vietnamien une recette de cuisine que j’avais recopié sur un morceau de papier, sans me soucier outre mesure d’y faire figurer les accents ! Souhaitant transformer l’essai en nourriture substan-tielle, je m’arme d’un dictionnaire vietnamien-français et m’installe à ma table de travail pour traduire ma prose…
Habitué des recherches alphabétiques, je me précipite sur le titre : «Ca chiên gion». Voyons quel est le mot français qui correspond à «ca» ? Je feuillette allègrement l’imposant dictionnaire et arrive au mot «ca». Et là, stupeur : le «ca» vietnamien veut dire, au choix : quart (pour boire), poste (de travail), cas, chanter, chanson, poème ! Je découvre à ce moment une des subtilités de la langue vietnamienne : le contexte ! Pour donner du sens au mot, il faut avoir le sens de la phrase ! Oui, mais comment donner du sens à ce qui n’a pas de sens quand on le lit, si on ne connaît pas les mots ? Ça n’a pas de sens tout cela !
En maugréant, je cherche la traduction des mots suivants, histoire de faire quelque chose de sensé ! Et ça continue ! «Chiên» n’existe pas dans mon dictionnaire. Le premier «chiên» que je trouve s’écrit «chiên», ce qui veut dire «mouton», «laine» ou «frire». Ah! Je sens que je tiens le bon bout ! Ma recette doit concerner du mouton frit. Donc, je peux déjà éliminer de «ca» tout ce qui a trait à la chansonnette. Parce qu’un mouton qui frit, ça n’a pas très envie de pousser la goualante !
Passons maintenant au dernier mot : «gion». Le seul «gion» que je trouve est associé à un autre «gion» qui s’écrit avec une houppette «gion». Et ça voudrait dire «volubile». Me voilà perplexe ! Comment un mouton frit peut-il être volubile ? Sans doute les noms de recette de cuisine en vietnamien sont-ils moins prosaïques qu’en français ? C’est peut-être une licence poétique pour signifier qu’il s’agit d’un mouton frit abondamment arrosé d’huile et d’épices. Ce que nous appelons un méchoui du côté de Marseille !
Question d’accents !
Je salive déjà sur ce méchoui vietnamien, et commence la liste des ingrédients nécessaires. Après tout, mon premier objectif n’est pas de me remplir la panse, mais bien d’apprendre à lire le vietnamien…
D’un doigt assidu, je souligne le nom du premier élément constitutif de ma préparation culinaire : «4 con ca lon». Je connais déjà «ca», et je fais appel à mon dictionnaire pour découvrir que «con» veut dire «enfant» ou «petit» et que «lon» signifie, au choix : boîte, mortier, petit récipient, mesure (de riz) et même galon !!! Mais qu’est-ce que je vais faire de tout ça, moi ? J’essaie désespérément d’assembler ce puzzle pour en faire un ingrédient cohérent à acheter à l’épicerie du coin ! 4 quarts de petit dans une boîte? De petit quoi ? Et puis 4 quarts, ça fait un entier ! J’ y perds mon latin (ce qui en l’occurrence ne change rien à l’affaire). Peut-être que la suite m’éclaircira !?
Je lis : «50 gr bo va 3 muong canh dau an». Gr. Je n’ai pas besoin de traduire. C’est universel, même si ça ne pèse pas lourd ! Par contre, la suite va nettement moins bien. Après plusieurs allers-retours entre ma feuille et le dictionnaire, j’obtiens cette phrase sibylline: «50 gr de liens en se cognant et 3 animaux quadrupèdes de bouillon paisible !». Perplexe, je regarde ma feuille en me demandant si au lieu d’une recette de cuisine, on ne m’aurait pas dicté un message secret destiné à une mystérieuse alchimie : j’essaie de cuisiner un méchoui avec 4 quarts dans une boîte, en y rajoutant 50 grammes de liens qui se cognent et 3 quadrupèdes en bouillon tranquille !
Au bord de la crise de nerfs, je hèle celle qui, à force de partager ma vie, s’attend à tout venant de ma part ! Je lui colle sous le nez le papier sur lequel j’ai rédigé cette impossible recette. Elle fronce ses sourcils, signe d’une intense réflexion, puis après quelques secondes, éclate de rire, et me demande un stylo. En un tour de main, habituée aux SMS vietnamiens sans accents, elle rajoute les signes aux bons endroits. Ce qui donne ceci : «Cá chiên giòn. 4 con cá lớn, 50 gr bơ và 3 muỗng canh dầu ăn». Fidèlement retranscrit, mon méchoui impossible devient : «Bagre croustillant (le bagre étant une sorte de poisson-chat). 4 gros poissons, 50 grammes de beurre et 4 louches d’huile de table» !
Comme quoi, la lecture au Vietnam, c’est comme la musique : il faut connaître le solfège !
Gérard BONNAFONT/CVN