Plein les épaules

En ces premiers jours de printemps, même si le ciel est morne et froid, je vous propose de fuir les miasmes de la pollution urbaine, en allant faire un petit tour à la campagne et respirer un air pur et revigorant. Air pur ? Voire !

Femmes déchargeant des briques.

Depuis des temps immémoriaux, il existe, tout autour de Hanoi, des villages d’artisans qui, chacun, se sont spécialisés dans un art particulier : village de la Soie, village des Céramiques, village de la Laque…, une page entière ne suffirait pas à en faire la liste ! Certains ont disparu ces dernières années, comme le village des Pétards que j’ai connu en 1993. Comme son nom l’indique, ce village n’était pas consacré à la maîtrise des gaz intestinaux où à la confection de cigarettes frelatées, mais à la fabrication de feux d’artifices et autres amorces destinées aux fêtes et mariages. Pour des raisons de sécurité, il a été préférable de conserver les explosions de joie, en évitant les explosions de poudre, et les villageois se sont reconvertis à des métiers moins dangereux. Mais parmi ceux qui continuent à porter haut le flambeau du savoir des anciens, il y en a un que j’affectionne particulièrement, c’est le village de Dông Hô (situé dans la province de Bac Ninh, Nord), créateur des estampes sur papier (de rhamnoneuron, une plante qui ne sert qu’à faire du papier).

Chaud devant !

Le plaisir que j’ai, ce matin, à m’évader vers ce (encore) charmant village est partagé par ma fille, mais pour une toute autre raison que celle évoquée plus haut.

En effet, sortis de la route nationale 5, qui file vers la ville portuaire de Hai Phòng, nous prenons la digue qui suit un bras du fleuve Rouge, et pendant une vingtaine de kilomètres, entre bosquets de bambous et bananeraies, ce n’est que profusion de bœufs, chevaux, buffles, canards qui viennent jusque sur la route, sans souci des roues qui leur rasent parfois les naseaux. Imaginez quelle joie, quand on a sept ans, de pousser du pied la grosse bête qui frôle un peu trop la moto, ou de descendre pour courir derrière une bande de canards égarés, ou encore d’aller caresser le museau humide d’un cheval aux yeux doux ! Seuls les buffles, par précaution paternelle, sont tenus à distance… d’un ou deux mètres.

Au milieu de ce bestiaire d’Eden, la route sinue imperturbable, en surmontant un paysage de rizières et de maraîchage, alternant avec des plantations de leechis et de bananiers. Quelques villages viennent se blottir sous la sécurité de la digue qui les protège des colères du fleuve, et apportent une note colorée dans un paysage verdoyant. Promenade bucolique s’il en est !

Entre deux caresses et trois courses-poursuite, nous chantons à pleins poumons en calquant notre vitesse sur celle de l’homme au pas. La ville est loin derrière nous, la vie est toute entière devant nous. Enfin, pas seulement la vie ! Le ciel est strié de fumées grises et noires, stalagmites mouvantes qui s’élèvent nonchalamment dans l’air matinal. C’est que nous sommes arrivés dans la région des briqueteries du fleuve Rouge. Après ce dernier virage, entre la digue et le bord du fleuve, ce sont des centaines de fours à briques qui constellent le paysage à l’infini, dressant leurs immenses cheminées comme autant de doigts péremptoires.

Déjà, ma fille me tire le bras (ce qui n’est pas très pratique quand on conduit, croyez-moi !) : «Papa, on va voir les chevaux !». J’imagine votre étonnement : quel rapport entre la brique et le cheval ? Le transport de briques, justement… Tenez, suivez-nous, vous allez comprendre !

Charge comprise !

Tout d’abord, il faut savoir que les fours à briques traditionnels sont construits en fonction des besoins du moment. Quand ils sont devenus inutiles ou qu’ils ont trop servis, on les détruit pour en reconstruire d’autres. Et avec la fièvre de construction qui s’est emparée du Vietnam, ils ont poussé comme des champignons ces dernières années...

Ils ressemblent à de grandes maisons à la silhouette massive due aux nombreux contreforts qui les maintiennent. Sauf le toit, les murs, le sol, la cheminée, tout est en brique. Ce qui veut dire que pour construire un four à brique, il faut utiliser les briques produites par un autre four. Oui, mais alors, d’où venaient les briques du premier four ? Encore un insondable mystère de l’humanité !

Pour cuire les briques, on les empile à l’intérieur, sur plusieurs mètres de hauteur, puis on scelle l’ouverture par un mur… de briques, et on fait cuire à feu doux… Quand c’est cuit, on fait sauter le couvercle… ou plutôt la porte, et on extirpe les briques. C’est à ce moment qu’intervient le petit cheval vietnamien qui, attelé à sa charrette, va livrer les briques dans les villages alentours. Et, il y a toujours quelques chevaux qui attendent placidement que les briques s’entassent dans leur carriole. Coincés entre les brancards, ils ne peuvent échapper aux tripotages de ma fille et… aux bonbons que quelquefois elle cache dans ses poches !

Quand nous arrivons à proximité de la briqueterie, ce ne sont pas des hennissements qui nous accueillent, mais le rire et les interpellations des femmes qui y travaillent. En effet, le dur travail de briquetier est partagé entre les hommes qui conduisent les charrettes et moulent les briques, et les femmes, simples manoeuvres, qui s’occupent de l’enfournement et du défournement. Travail pénible s’il en est…, car il faut savoir avancer d’un pied sûr, malgré une lourde charge, sur des passerelles branlantes. Et lourde, elle l’est la charge. En fait, il s’agit d’une palanque, identique à celle des vendeuses de rue dans les villes, mais dont les plateaux contiennent une trentaine de kilos de briques...

Et pendant que ma fille fait ami-ami avec la gent équine, je dois subir, comme à chaque fois, l’initiation de la gent féminine : porter sur mon épaule une palanquée de briques. N’ayant ni l’habitude, ni la technique, je me broie évidemment la clavicule, me froisse le deltoïde, et me couvre de ridicule ! Trébuchant et serrant les dents, je passe sur une passerelle chancelante, et gravis les degrés qui me mènent au four, en maudissant ma fille, les chevaux et tous ceux qui construisent une nouvelle maison en... briques ! Je me déleste de mon chargement comme je peux, et essaie de retrouver ma dignité en redescendant le plus lestement possible, palanque vide en main. Pour éviter de revivre cet enfer, je prétexte du besoin urgent de rentrer à la maison, sous peine de foudres conjugales (ça, elles peuvent le comprendre), et j’arrache au passage ma fille à l’affection dégoulinante de bave d’un cheval qui semble apprécier les bonbons à l’anis.

Laissant derrière nous la pollution du poussier en combustion, nous arrivons à Dông Hô. Ma fille toute heureuse de pouvoir courir derrière quelques petits cochons noirs qui pensaient passer une matinée tranquille, et moi massant mon épaule douloureuse en me promettant bien de ne pas me faire reprendre la prochaine fois. Je n’ai vraiment pas envie de faire un four !

Gérard BONNAFONT/CVN

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