En ce jour de février, j’ouvre un œil embrumé en essayant vainement de me souvenir du rêve interrompu par le rayon de lumière qui a chatouillé mes paupières. Derrière les mailles fines des rideaux de mousseline, je devine le ciel gris qui s’incruste dans l’imposte au-dessus des persiennes. Sale couleur qui préfigure une journée hésitante entre crachin et froidure. Il faudra encore sortir avec un «áo mua» (imperméable) en réserve sous la selle de la moto.
Une autre façon de ramer, ça ce n’est pas ordinaire ! |
Pas de quoi en faire un bateau !
J’en suis là de mes pensées, quand une tornade vient bousculer ma langueur. «Papa oi ! Papa oi !». Ma fille surgit dans ma chambre pour s’adonner à un de ses jeux préférés : faire du trampoline sur le ventre de son père. Pourvu que cette anodine passion lui passe avant qu’elle n’atteigne les 40 kilos, car alors mes abdominaux auraient du souci à se faire ! Après quelques minutes de cet exercice, jugeant que mes fonctions organiques et physiologiques ne sont pas assez stimulées, elle me tire par le bras pour aller faire du bateau… Ne croyez pas que, même si j’habite maintenant à proximité du fleuve Rouge, je possède un sampan pour promener ma famille ! Ma fille m’entraîne simplement sur la terrasse au troisième étage, où siège un instrument de torture : un rameur.
Vous connaissez tous cette machine qui consiste à reproduire les mouvements d’une personne qui rame pour développer harmonieusement la musculature et entretenir le souffle. J’ai déjà quelques difficultés à ressentir l’harmonie lorsque je m’échine dessus pendant une demi-heure, mais quand ma fille décide de s’asseoir sur mes genoux pour profiter de la balade virtuelle, ramer vire à l’exploit. Car, outre son poids déjà déraisonnable, ma progéniture a découvert qu’il est très amusant de jouer avec la mollette qui définit la dose d’efforts à fournir. Réglée à la «promenade romantique sur le lac Trúc Bach par une douce soirée d’été», la machine se transforme, par la grâce d’un bourreau de 7 ans, en «course d’avirons contre le courant sur le fleuve Rouge par jour de grand vent et de crue». Je sue, elle rit ! Je succombe, elle en redemande ! Il ne pleut pas encore, et pourtant je suis trempé !
Heureusement, la voix maternelle nous somme de descendre prendre notre petit déjeuner. Je dis bien «nous somme», car il s’agit bien d’une sommation qui ne souffre aucun retard. Quand la maîtresse de maison a préparé le repas, il n’est pas question de différer à son appel à passer à table, sous peine de se voir réprimander vertement quant au peu de respect que nous montrons. Quelle que soit la raison invoquée ! Même s’il s’agit d’une question d’hygiène élémentaire, justifiant de passer rapidement sous la douche après avoir sué sang et eau sur un rameur transformé en rafting ! D’ailleurs, l’auteur de cette abomination est déjà installé devant sa nourriture et me lance un regard narquois, tandis que je m’assieds sous l’œil réprobateur de sa mère qui s’empresse de remplir mon bol d’un «pho» odorant et onctueux. De quoi me réconcilier avec le monde entier.
Un fruit et un thé plus tard, je flotte dans la plénitude d’un estomac rassasié. Juste le temps d’être convoqué au briefing pour recevoir ma feuille de route matinale.
Pas de quoi être flatté !
Aujourd’hui, c’est jour de grand nettoyage à la maison, donc on me met dehors pour ne pas entraver le rite. Attitude d’autant plus justifiée que moi, qui vient du pays des serpillières, je n’ai toujours pas compris que l’on puisse laver les sols en utilisant soit des chiffons éponges, soit des espèces de balais à franges, venus d’outre-manche. Pour moi, rien ne vaut une bonne vieille wassingue (nom picard de la serpillière), qui absorbe, lave, essuie, et ne laisse pas de trace.
Donc, plutôt que de subir mes sempiternelles remarques sur la façon comparée de lustrer les carrelages entre l’Occident et l’Orient, on m’envoie faire les courses. Et pour éviter qu’elle ne patauge partout, on me confie ma fille. C’est donc, main dans la main, que nous partons au marché local…
Comme d’habitude, nous mettons un quart d’heure pour faire un trajet qu’un homme en bon état de marche peut parcourir en trois minutes. Impossible de faire deux mètres sans être interpellé, arrêté, questionné sur ma destination, ma santé, celle de ma fille… Pensez donc, quand le «Tây» (Occidental) du quartier sort avec sa fille, c’est une attraction à ne pas manquer ! L’amabilité des Vietnamiens est toujours chaleureuse, quelquefois envahissante. Pas sûr cependant que ma fille apprécie autant que moi. Plus elle avance, plus elle rechigne à se faire palper, caresser, chouchouter par des dizaines de dames qui, de toute façon, sont certainement moins belles que maman. Allez papa, on arrête de faire le joli-cœur, les courses n’attendent pas !
Pas de quoi être fier !
Nous entrons dans le marché de quartier, comme on pénètre dans un cœur palpitant. J’aime cette ambiance bruyante, ce monde sensuel d’odeurs imprécises, de mouvement incessant…
C’est une pagaille organisée, dans laquelle chacun se meut comme un poisson dans l’eau. On se bouscule, se pousse, s’évite, se faufile, manquant à chaque instant de faire s’effondrer les prodigieuses pyramides de fruits et de légumes, ou les incertains étals de viande. Pour éviter de la perdre, j’ai l’habitude de mettre ma fille sur mes épaules. Sans doute, très pratique pour être certain qu’elle ne m’échappera pas, mais à mon tour, je n’échappe pas au regard des «bà» (dame) qui m’interpellent de leurs voix éraillées. Comme toujours, j’ai droit aux remarques et plaisanteries égrillardes, auxquelles je me dois de répondre avec autant d’humour et de gauloiseries, sous peine de perdre mon statut d’étranger assimilé, de père méritant et de mari vigoureux ! Je crains le jour où ma fille saisira toutes les allusions qui fusent de toute(s) part(s). Et surtout le compte-rendu circonstancié qu’elle en fera à sa maman. D’autant plus qu’en la présence de celle-ci, le répertoire salé des «bà» est subitement plus… sucré !
Pourtant, depuis que je suis au Vietnam, j’ai l’habitude d’être l’objet d’une sollicitude curieuse. Il n’est pas bien loin le temps où les passants, peu habitués à voir un étranger, me tiraient les poils des bras, ou m’enlaçaient, surpris par mon tour de taille qui, pour honorable qu’il soit, est loin d’atteindre la circonférence de nombre de touristes ou d’expatriés qui cultivent leur connaissance du pays en ingurgitant des barils de bière…
Lessivé, bousculé, tiraillé, hélé, flagorné, je me dis que voici une matinée très ordinaire au Vietnam : pas de quoi en faire une tranche de vie !
Gérard BONNAFONT/CVN