Complètement piqué

La rizière, paysage incontournable du Vietnam ! L’admirer est une chose, y travailler en est une autre, et quant à vouloir y pique-niquer, c’est encore une autre histoire...

Je vous avais quitté la semaine dernière, alors que j’avais réussi à atteindre une petite cabane sur pilotis, au milieu des rizières, après avoir évité l’enlisement. Des amis, encouragés par mon épouse, avaient décidé de faire de cet abri de bois un lieu de pique-nique par une belle journée ensoleillée. Après avoir joué au funambule sur des diguettes s’effritant sous mon poids, j’atteins l’édifice convoité. Je me dois d’avouer que la façon dont il tient en équilibre ne m’inspire guère confiance. En effet, à côté de lui, la Tour de Pise paraîtrait se dresser aussi droite qu’une bougie neuve en chandelier. À le regarder, on constate qu’entre les pilotis, la plate-forme et le toit, l’entente est loin d’être cordiale. Alors que les poteaux de bois sur les quels repose la construction tendent à pencher vers l’Est, le toit s’incline vers l’Ouest, et tiraillé entre les deux, le plancher de la baraque oscille dangereusement. Dire que je dois m’installer là-dedans !

Abri précaire

Un bambou creusé d’encoches et posé de guingois sert d’escalier pour accéder au plateau de planche posé sur les piliers en bois, à environ 1m50 de hauteur, au-dessus de la rizière limoneuse. Le gravir semble facile, sauf que ce fichu bambou s’obstine à rouler sur le côté dès que je pose le pied dessus...

Et pourtant, c’est agréable un pique-nique en pleine rizière !

Bras écarté, genoux fléchis, je prends mon élan pour arriver en haut avant que l’escalier improvisé n’ait terminé sa révolution. Une marche, et déjà mon pied droit commence à glisser sur le côté, alors que mon pied gauche cherche désespérément la seconde encoche. Je sens mon centre de gravité basculer vers le point de non retour. Là, à quelques mètres de mes amis et de mon épouse hilares, vais-je terminer mon pique-nique avant de l’avoir commencé au milieu des épis de riz qui s’inclinent sous un vent léger. Au moment où l’attraction terrestre semble avoir le dessus sur ma vélocité, deux bras solides me saisissent et me hissent, toute honte bue, jusqu’à la plate-forme. Je m’affale de tout mon long sur la natte disposée pour le repas. Dans ce mouvement, la cabane entame un roulis qui ne présage rien de bon ! Je m’attends à ce que le toit me tombe sur la tête et que les pilotis renoncent à porter notre poids...

Contre toute attente, après avoir pris une inclinaison improbable, notre abri s’immobilise. Figé dans mon coin, je passerai tout le repas à économiser mes gestes pour éviter que notre fragile gîte ne soit de nouveau pris dans des turbulences. Le fait même de mastiquer me paraît propice à faire s’écrouler ce que je considère plutôt comme un château de cartes que comme un refuge au-dessus de la rizière. Et pendant tout ce temps, mes amis et mon épouse semblent narguer les lois de la physique élémentaire en s’agitant autour des «nems» (rouleaux de printemps), pâtés, «xôi» (riz gluant) et autres nourritures sacrifiées sur l’autel du casse-croûte champêtre ! N’y aurait-il que moi de lucide ? Sans doute, la chance sourit-elle aux inconscients, car après avoir tangué entre ciel et terre pendant une heure, nous quittons notre asile sans incidents. Le retour sur les diguettes incertaines met à nouveau mes nerfs et mon équilibre à rude épreuve, et je me retiens de me mettre à genou pour baiser le revêtement de la route, qui me semble tellement solide et rassurant !

Sol perfide

Un sol fiable, sur qui on peut compter, qui ne se dérobe pas, voilà certes ce qu’une rizière, aussi belle soit-elle, ne peut offrir ! Pour preuve, la mésaventure qui arriva à une autre de mes amis, au cours d’un voyage à l’époque du repiquage du riz...

Ouvrez n’importe quel guide touristique, et vous verrez des paysans penchés sur les rizières à repiquer des épis de riz ! Sous leurs chapeaux pointus («nón»), ils semblent s’incliner devant le soleil. Image bucolique qui ravit les visiteurs, lesquels s’empressent de figer en numérique le spectacle de ce labeur ancestral.

Mon ami, pris d’un enthousiasme démesuré, décide soudain de participer à la tâche. Me désignant une parcelle dans laquelle une dizaine de femmes s’activent sur la glèbe, il me demande si il peut se joindre à elles. Déclinant toute responsabilité sur la suite des événements, je fais mon office d’interprète en sollicitant l’autorisation pour mon ami de leur piquer quelques épis à repiquer. Après quelques secondes d’étonnement, les repiqueuses acceptent avec un plaisir évident de laisser une place dans leur rang à mon ami. Lequel, je dois le préciser, approche le quintal ! Jambes de pantalon retroussées jusqu’aux cuisses, une poignée d’épis à la main, il entreprend de repiquer un à un chaque épi...

Resté prudemment sur le bord de la route, j’observe l’impétrant qui, coiffé d’un «nón» et courbé vers la terre, enfonce avec énergie les fragiles épis dans la terre argileuse. Et là, je constate, de visu, que le travail de la terre tend à rendre tous les homme égaux, notamment en taille ! En effet, alors qu’il y a dix minutes, mon ami dépassait largement d’une tête ses partenaires de repiquage, il atteint maintenant la même taille. Mieux, plus les minutes passent, plus il rapetisse !

Autant surprises que moi de cette régression posturale, ses co-équipières s’approchent de lui pour s’enquérir de la situation. Après quelques secondes, un éclat de rire général retentit dans la rizière, et vole d’une parcelle à l’autre jusqu’à résonner dans toute la vallée. Le grand et gros «Tây» (Occidental) si généreux, qui voulait aider au repiquage, semble ignorer les règles de base de la physique élémentaire et celles du repiquage de riz. Pour ces dernières, il faut savoir que l’on repique les épis de riz en reculant ou en avançant, sans jamais rester plus de quelques secondes sur place. Pour la physique, il faut simplement se rappeler que tout corps, qui séjourne trop longtemps au même endroit sur de la boue argileuse, tend à s’enfoncer proportionnellement à sa masse. Et de la masse, mon ami en a ! Au lieu d’avancer, il repiquait les épis en cercles concentriques autour de lui, s’embourbant un peu plus à chaque minute ! Dans un énorme bruit de succion, trois femmes réussissent à l’extirper de sa gangue et l’aident à regagner la route. D’où je suis, je vois de l’aide laborieuse apportée par mon ami un entonnoir béant autour duquel des épis forment une curieuse farandole désordonnée, au milieu des rangées régulières et harmonieuses qui recouvrent la rizière. Avec mansuétude et sans rancune apparente, les paysannes dépiquent les épis pour les repiquer convenablement, et en quelques coups de mains et de reins, la rizière reprend son aspect paisible...

Ces histoires édifiantes doivent vous inciter à vous méfiez des apparences : une rizière splendide, jaspée de verts, aussi séduisante soit-elle, peut en cacher une autre plus rouée qui n’hésitera pas à vous tourner en ridicule !

                                                                                             Gérard BONNAFONT/CVN

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