Risée en rizière

Que c’est beau une rizière, quand un vent coquin soulève sa robe verdoyante en élégantes vagues souples. Mais, la belle peut aussi séduire pour mieux nous piéger !

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’un grain de riz, ce n’est pas gros : moins de 0,03 g, en moyenne. À ce poids-là, il en faut un peu plus de 3.000 pour remplir son «bát» (bol) quotidien. Rien que chez moi, ce sont 15.000 grains de riz qui disparaissent quotidiennement pour garantir la bonne santé de la famille. Et encore, le ciel m’est témoin que je lutte baguette à baguette pour échapper au sacro-saint principe : pour bien te porter, trois «bát» de riz par repas, tu devras avaler !

 

Ça paraît si facile comme ça !

Comme nombre de Vietnamiens n’ont pas ce genre de scrupule, je vous laisse imaginer combien cela représente à la mesure du pays. Plus de 270 milliards de grains par jour... Et comme, jusqu’à présent, le riz ne se trouve pas dans les arbres ou dans la mer, il en faut des rizières, sèches ou humides, pour héberger toute cette multitude granuleuse. En longues plaines, en terrasse, sur les bords de route, dans la plus petite vallée, dans la moindre clairière, sur les flancs des montagnes et sur les rives des fleuves, elles s’étalent sans vergogne pour s’offrir aux soins des hommes. Comme des cocottes, elles se font régulièrement remettre des implants de chevelure verte qu’elles feront ondoyer au soleil, en attendant, devenue jaunissante, de la livrer aux faucilles. Puis, après un massage en profondeur, elles se prêteront de nouveau au jeu du repiquage, et ainsi de suite selon un rythme immémorial qui signe l’ancestrale histoire d’amour entre l’homme et la rizière.

Belle assurance

D’aucuns me taxeront sans doute de cynisme, mais je suis toujours très méfiant en ce qui concerne les belles histoires d’amour. Et justement mes aventures avec les rizières m’ont bien souvent conduit au bord de la rupture ou pour le moins à la scène de ménage !

Je me souviens notamment de cet été où je m’offrais une escapade dans les montagnes du Tây Bac (Nord-Ouest). Mon épouse et un couple d’amis m’accompagnaient. Fidèle à mes habitudes, j’avais pris bien soin d’emprunter une de ces petites routes peu connues du grand nombre. Plutôt piste que route, elle mettait à dures épreuves nos vertèbres. Mais le plaisir de la promenade estompait largement cet inconvénient…

La journée était ensoleillée à souhait. De chaque côté de la route, les rizières étalaient le jade de leurs parures jusqu’à la lisière des forêts de bambous et de canneliers. Quelques hauts aréquiers apportaient une note malachite à cette symphonie de verts.

Un moment de grâce esthétique qui aurait pu durer longtemps, si, portés par l’euphorie du moment, mes amis n’avaient eu l’idée de nous demander l’usage de ces petites cabanes sur pilotis que l’on voyait au milieu des rizières. Bon prince, j’accède à leur requête, en leur expliquant qu’il s’agit d’abris destinés à recevoir les épis de riz coupés, en attendant de les ramener en bord de route, mais aussi pour héberger provisoirement les moissonneurs en cas d’intempéries, ou tout simplement pour une journée ou deux durant le temps de la récolte. Bref, le même usage que les cabanes de vigne de nos contrées viticoles...

«Et si on allait pique-niquer dans une de ces cabanes ?». La journée venait de prendre une sale tournure ! J’allais émettre de fortes réserves à tenter cette aventure, quand ma femme, me coupant le riz sous le pied, acquiesce avec enthousiasme. Le regard étonné du chauffeur, à qui l’on demande de stopper la voiture en lui expliquant les raisons, me conforte dans l’idée que ce pique-nique risque de ne pas être aussi piquant que prévu. D’ailleurs, il ne nous suivra pas dans cette épopée, prétextant qu’il doit garder la voiture et qu’il trouvera bien à manger dans les maisons qui se profilent un peu plus loin. Il n’y a qu’à lui donner une heure de rendez-vous et il reviendra nous chercher. Comme lui, j’ai bien envie de fuir, mais on a sa fierté tout de même !

Pas rassuré

La voiture s’éloigne à l’horizon, après que nous avons délesté son coffre du nécessaire à saucissonner. Mon épouse porte une grande natte de paille de riz sous le bras. Mes amis se sont répartis les provisions, et moi, j’hérite d’une énorme glacière emplie de glace (ce qui est la fonction d’une glacière) avec non seulement les canettes de bière fraîche et les bouteilles d’eau dans le même état, mais encore les couverts et aliments dont la conservation nécessite quelques degrés au-dessous de zéro.

C’est donc à peu près 10 kg que je promène à bout de bras, au moment où commence le périlleux trajet pour rejoindre la ridicule cabane qui nous regarde en biais à plus de 200 m d’ici. Je dis périlleux, car, pour les profanes, je précise que le remembrement n’est pas encore passé par là, et qu’une rizière est en fait une mosaïque de petites parcelles dont les contours suivent une géographie erratique, modelée par les courbes de niveau, des coutumes séculaires et les aléas de la répartition des terres. En d’autres termes, ici, la ligne droite n’a pas droit de cité. Mais sinuer, c’est-à-dire faire 500m pour atteindre un objectif situé à 200m, ne serait qu’une promenade amusante, si je ne devais pas circuler sur une diguette plus étroite que la semelle de ma chaussure et qui, sous le poids conjugué de ma corpulence et de ma charge, menace de s’effriter sous mes pas. Très vite, ma chère moitié, avec l’agilité et la légèreté qui caractérisent les Vietnamiens, prend ses distances, en courant de diguette en diguette. Mes amis la suivent d’une allure soutenue et plus précautionneuse, qui me laisse en rade très rapidement…

Je ne suis plus un pique-niqueur champêtre, je suis un funambule qui, sous un soleil de plomb, sent l’argile s’écraser sous ses pieds. Mon lourd bagage me fait osciller à chaque pas. Vacillant à gauche, je me vois glisser dans la rizière et m’enfoncer dans la boue jusqu’au genou. Je m’imagine là, seul, au milieu de nulle part, m’enliser de plus en plus dans une rizière devenue sable mouvant. J’appelle à l’aide, mais hypnotisés par cette odieuse cabane, mes compagnons ne m’entendent pas, et j’avale ma première goulée de tourbe en me disant qu’il faudra attendre la récolte prochaine pour découvrir mon corps embourbé. Même la glacière ne surnagera pas ! Quand mes complices de bamboche champêtre se retourneront pour me héler, j’aurais disparu, évaporé sous la rizière…

Une goutte de sueur au goût salé s’accroche à mes lèvres et me fait revenir sur terre, au moment où la diguette s’effondre, et m’oblige à un saut de grenouille impotente sur une seconde diguette qui croise opportunément sa route. Cette fois-ci, c’est sur la droite que je penche dangereusement et je suis à deux doigts de la chute longitudinale, véritable plongeon dans un limon qui ne me laisserait aucune chance de survie. Même pas le temps de reprendre ma respiration. En un éclair, je passerais de l’état de bipède terrestre à l’état de ver de vase. Seule la glacière posée de guingois sur la diguette témoignerait de mon passage ici-bas…

Nouvelle goutte de sueur, nouvel éclair de lucidité, nouveau rééquilibrage. Pas à pas, j’arrive chancelant à la cabane, sous les quolibets de ceux qui y ont déjà trouvé abri ! Quand je pense qu’il faudra faire le trajet inverse…

Mais, ce n’est pas fini. Ce jour-là, la rizière me réserve bien d’autres (mauvaises) surprises... À la semaine prochaine, si je ne suis pas «enrizé» !

 

Gérard BONNAFONT/CVN

 

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