>> Projet artistique "Ái Long Địa" : quand le patrimoine dialogue avec la modernité
Un soir de week-end, au bar Entropy, rue Dào Duy Tu à Hanoï, sous les lumières clignotantes et au son du đàn bâu (luth monocorde), un extrait de la pièce Son Hâu, une des œuvres emblématiques du tuông (théâtre classique) vietnamien, a été recréé sous les applaudissements étonnés de centaines de jeunes spectateurs.
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Extrait de la pièce "Son Hâu", une des œuvres emblématiques du tuông (théâtre classique) vietnamien, présenté au bar Entropy, rue Dào Duy Tu à Hanoï. Photo : CTV/CVN |
Des figures célèbres du Théâtre de tuông du Vietnam telles que Hai Vân, Trong Van, Đinh Thuân et Tuân Hiêp, ont, aux côtés de jeunes artistes, participé à une expérience inédite : revisiter deux scènes de tuông en y intégrant danse contemporaine, éclairages et images inspirés des arts visuels, sur une bande-son électro signée par le DJ-producteur Huy Anh (Felix). Ce que l’on croyait être deux mondes artistiques inconciliables - le traditionnel et le moderne - se rencontrent pourtant dans le projet “Ai Long Dia”, où le groupe Entropy a su les unir en un seul monde vivant.
Un projet audacieux
Entropy réunit des jeunes désireux de créer un espace de représentation où se croisent arts traditionnels, musique électronique et formes visuelles contemporaines. De cette ambition est né ce projet, avec pour objectif de répondre à une question cruciale : comment faire en sorte que les valeurs traditionnelles ne soient pas uniquement conservées dans des musées ou des théâtres, mais qu’elles puissent réellement revivre, s’épanouir et toucher le cœur des jeunes, même dans des lieux considérés comme tout à fait étrangers voire inconciliables avec ces arts ?
“Nous voulons introduire plusieurs formes d’arts traditionnels dans des lieux comme les bars, les clubs, qui y semblent opposés, car nous croyons que la culture n’est pas faite uniquement pour être conservée, mais pour être vécue. Et si la tradition est encore vivante, elle doit être placée dans des expériences réelles”, explique Trân Khánh Linh, initiatrice du projet.
Lancé en 2024, “Ai Long Dia” a déjà donné lieu à trois représentations, chacune explorant un aspect différent de la culture traditionnelle. Chaque soirée, chaque combinaison artistique est préparée avec rigueur, comme un véritable spectacle où la musique électronique sert de liant et les éléments traditionnels en constituent l’essence. La première soirée rendait hommage au đàn bâu.
Âu Thi Hà Anh, artiste de đàn bâu avec 14 ans d’expérience, confie avoir été surprise par l’invitation à participer à ce projet : “Ce fut un vrai défi pour moi, mais aussi une opportunité à saisie. L’association du +đàn bâu+ et de la musique électronique donne une tonalité nouvelle et unique, qui ne dénature pas la musique traditionnelle, mais au contraire la rend plus puissante et plus proche des jeunes”.
Après le đàn bâu, Entropy a surpris une nouvelle fois en recréant l’univers sonore des gongs du Tây Nguyên (Hauts plateaux du Centre) - un patrimoine culturel reconnu par l’UNESCO - dans une atmosphère mêlant rituels ancestraux et sons électroniques.
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Des artistes de "tuông" se maquillent avant de monter sur scène. |
Photo : CTV/CVN |
Pour sa 3e représentation, “Ai Long Dia” a tenté une audacieuse expérimentation avec le tuông. Sous la direction du metteur en scène Trân Van Long, “Artiste Émérite” du Théâtre de tuông du Vietnam, un extrait de la pièce Son Hâu a été réinterprétée dans une mise en scène novatrice.
“Jouer dans un espace d’un bar est un défi pour moi. Mais étrangement, une fois sur scène, nous n’avons pas senti le +tuông+ dénaturé - au contraire, il a été écouté d’une manière totalement nouvelle. Pendant longtemps, le +tuông+ est resté enfermé dans les théâtres, destiné à un public spécifique. Mais un projet comme +Ai Long Dia+ montre que l’art traditionnel n’est pas dépassé : il attend juste un nouveau langage pour dialoguer avec la jeunesse”, partage Trân Van Long.
Surprise des spectateurs
À propos de cette soirée, Nguyên Thùy Duong, animatrice du compte TikTok “Ở Hà Nội” (À Hanoï), confie : “En tant qu’amatrice de formes artistiques traditionnelles vietnamiennes et danseuse, j’ai été comblée par cette soirée. Entendre les sons des trompes, des tambours et des instruments traditionnels mêlés à de la musique moderne m’a procuré une grande satisfaction”.
Nguyên My Huyên, domiciliée dans l’arrondissement de Ba Đình (Hanoï), partage le même enthousiasme : “C’est la première fois que je vois un art traditionnel présenté dans un bar de cette manière. J’étais un peu sceptique au début, mais j’ai trouvé ça vraiment captivant, autant pour les yeux que pour les oreilles”.
Les spectateurs étrangers présents ont regardé avec attention les artistes de tuông, captivés par leurs maquillages, leurs voix rauques, leurs pas, leurs regards, bien qu’ils ne comprennent pas les paroles. “J’avais lu des livres sur le +tuông+ et savais que c’était une forme théâtrale très particulière du Vietnam. Mais l’expérience vécue a largement dépassé mon imagination. Même si je ne comprenais pas les paroles, j’ai ressenti la puissance de chaque geste, chaque expression. Je pense que c’est une manière très efficace de rapprocher la culture vietnamienne du public international”, confie James, un touriste britannique.
“Ai Long Dia” ne prétend pas être un projet de préservation du patrimoine, mais plutôt un espace de dialogue avec celui-ci. À travers chaque performance, Entropy cherche à comprendre jusqu’où l’art traditionnel peut aller dans de nouveaux contextes. Il s’agit d’un parcours d’expérimentation sérieux, où l’héritage culturel est mis en mouvement - non pas pour être altéré, mais pour redevenir vivant, plus que jamais.
Engagé depuis des années pour les arts traditionnels, l’auteur et journaliste Mai Van Lang salue avec enthousiasme ce projet : “Ces jeunes ont trouvé un moyen de rapprocher l’art national du public. Au vu des artistes impliqués, je crois que ce projet a une vraie valeur artistique. J’espère que dans cette démarche de renouvellement et de recherche de nouveaux publics, ils continueront à préserver la beauté et l’âme vietnamienne de chaque forme d’art présentée”.
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Avec le projet “Ai Long Dia”, le tuông se mêle à la danse contemporaine, aux jeux de lumière et aux images inspirées des arts visuels. |
Photo : CTV/CVN |
Le projet est en pleine expansion, avec de nouveaux plans pour explorer des formes telles que le chèo (théâtre populaire), le xâm (chant des aveugles), le cai luong (théâtre rénové) ou encore les arts populaires des régions montagneuses. Il espère toucher un public international plus large et raconter une autre histoire du Vietnam.
On peut constater que, si on leur donne un espace, si on respecte leur démarche, et si la culture traditionnelle est transmise dans le langage de leur génération, les jeunes ne tournent pas le dos à la tradition. Ils peuvent la faire revivre, avec créativité, modernité et un profond sens des responsabilités.
Linh Thao/CVN