Tout ça par amour

C'est offert avec le sourire, mais ça peut décontenancer plus d'un palais étranger au Vietnam. Ça, ce sont noix d'arec, feuille de bétel et pâte de chaux que l'on vous propose de mâchouiller lors des fêtes ou des événements importants… Toute une histoire !

Cette histoire, je la raconte souvent aux amis qui viennent me rendre visite au Vietnam. Parfois, c'est sous les étoiles d'un ciel d'été, sur le pont d'une jonque qui se balance mollement dans une crique isolée, quelque part dans la baie de Ha Long (province de Quang Ninh, Nord-Est).

Noix d’arec, feuille de bétel et pâte de chaux, c’est toute une histoire !

D'autrefois, c'est à l'occasion d'une promenade en montagne où, au détour du chemin, nous tombons nez à tronc avec un fier aréquier. Ou encore, c'est lorsque, en flânant dans des marchés, mes amis sont étonnés par ces petits plateaux en osier qui offrent en palette des demi-noix d'arec sur lit de bétel et de pétale de rose. Et à chaque fois que je la raconte, je vois briller les yeux de mes amis, comme ceux de ma fille lorsqu'elle l'entend le soir pour s'endormir...

Une belle légende, une légende qui parle d'amour, et que je vous conte aujourd'hui, en ce mois de mai printanier !

Amour qui sépare

Faites le cercle, je commence : «Une légende raconte qu'à l'époque du roi Hùng IV, il y avait un mandarin de la famille Cao qui avait deux fils, qui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau, appelés Tân et Lang. Leurs parents décédèrent alors qu'ils avaient 17 et 18 ans. Ils ont alors été obligés de quitter leur village natal et ont été recueillis par un mandarin de la famille Luu. Ce dernier avait une fille magnifique, appelée Luu Xuân Phù (Heureusement que la jeune fille était magnifique, sinon l'histoire aurait tourné court !). Après quelques temps, il voulut la donner en mariage à l'un des orphelins. Ces derniers étaient tous deux sensibles aux attraits de la jeune fille qui, de son côté, ne savait comment choisir entre des garçons aussi semblables de visage et d'esprit ; ils rivalisaient d'ailleurs de générosité entre eux, chacun voulant céder à son frère la main de celle qu'il commençait à aimer. Pour le mandarin, il était indispensable que sa fille se marie avec l'aîné. Mais comment savoir lequel était l'aîné ? Pour le déterminer, le mandarin fit préparer par sa fille un repas à leur intention, espérant découvrir une solution au cours de la rencontre. Sur son ordre, la jeune fille apporta deux bols de bouillie de riz, avec une seule paire de baguettes et les leur présenta. Sans réfléchir, le cadet prit les baguettes et les offrit, comme la politesse et la tradition l'obligeaient, à son aîné. Le mandarin désigna donc ce dernier pour son gendre».

Il s'appelait comment l'aîné ? Je ne sais pas pour vous, mais pour moi, quand je la raconte à ma fille, c'est toujours en plein milieu de l'histoire que j'ai droit à «la question» à laquelle il n'y a pas de réponse ! Donc, pour éviter d'être interrompu toutes les dix secondes par la même question, je choisit au hasard de nommer l'aîné Tân, puisque c'est le premier des deux prénoms qui sont cités en début de l'histoire. Vrai ou faux, ceci a pour mérite de rassurer ma fille qui acquiesce d'un «Bon, ça va, tu peux continuer !».

J'obtempère et poursuit : «Mais sitôt le mariage, l'amour fraternel qui existait entre les deux frères au fur et à mesure donnait des signes de relâchement. Tân, tout à son nouveau bonheur, négligea les liens du sang et délaissa Lang. Celui-ci souffrit beaucoup dans son isolement, d'autant que les sentiments qu'il nourrissait pour son frère et sa belle-sœur étaient forts et purs. Un matin, n'y tenant plus, il quitta la maison pour partir au loin...».

Amour qui réunit

«Longtemps, il alla droit devant lui, insensible à la fatigue, jusqu'au moment où il rencontra un fleuve qu'il ne put traverser. Il s'assit sur la rive et, pensant à son pauvre sort, il mourut de douleur et se transforma en pierre... Mais le frère aîné, qui ne voyait pas son frère revenir, éprouva beaucoup de remords et partit à sa recherche. Après une longue marche, épuisé, il s'arrêta au bord d'un fleuve, et s'assit sur une pierre. Miné par le chagrin, il mourut sur place et se transforma aussitôt en un arbre fier et droit : l'aréquier. La femme, trouvant l'absence de son mari trop longue, partit à son tour sa recherche. Elle marcha jusqu'au bord d'un fleuve où elle s'arrêta pour se reposer à côté d'une pierre. Éperdue de douleur, elle enlaça le tronc d'un aréquier qui était à côté de la pierre et se mit à pleurer à chaudes larmes. Au fur et à mesure que ses larmes s'écoulaient, elle se transforma en liane de bétel qui s'entourait autour du tronc.

Plus tard, l'empereur de l'époque, qui apprit cette histoire, décida que l'aréquier, la pierre et le bétel seraient le symbole de l'amour filial et conjugal, et décida de faire mâcher les feuilles de bétel et les noix d'arec avec un peu de chaux par les jeunes mariés ou par les frères et soeurs, afin d'entretenir l'affection commune. Puis, plus tard, dans toutes les rencontres, entre les gens qui se connaissent ou veulent faire connaissance...».

En général, à l'issue de ce conte, j'ai toujours droit à quelques remarques, du type "C'est une très belle histoire !", accompagné d'un sourire ému. Et les choses en restent là. Du moins avec mes amis, car avec ma fille, c'est une toute autre affaire ! Je me souviens notamment de la première fois où elle l'a entendu, et qu'elle s'est exclamée : «Papa, je sais où ils sont les deux frères et la dame !». Étonné, j'ai sursauté : «Où sont-ils ?». « Au village de grand-mère». Immédiatement, je visualise le vieil aréquier pelé, asphyxié par un bétel envahissant, qui campe dans le jardin de ma belle-mère, à côté d'une majestueuse pierre blanche.

Soucieux de ne pas perturber l'endormissement de ma fille, j'abondai dans son sens et, après l'avoir embrassée, je m'apprêtai à quitter la chambre sur la pointe des pieds. Mais encore une fois, sa voix ensommeillée m'a rattrapé : «Baba oi, on ira lui donner à boire, hein ?». À boire à qui ? «Au frère qui est transformé en pierre, parce que l'autre on l'arrose toujours, mais jamais lui !». Ce jour-là, j'ai quitté la chambre de ma fille avec une angoisse au cœur. J'ai imaginé ma prochaine visite dans la famille de mon épouse. «Qu'est-ce que vous faites tous les deux, ta fille et toi ?». «Rien d'important ! On va simplement donner à boire à la pierre !». De quoi alimenter les rumeurs sur les curieuses coutumes des Occidentaux ! Heureusement, ce jour-là, des libellules qu'elle cherchait à attraper en plein vol l'ont emmenée sur d'autres voies…

Même s'ils ne vécurent pas heureux et n'eurent pas beaucoup d'enfants, c'est quand même une belle histoire. Vous ne trouvez pas ?

                                                                                                Gérard BONNAFONT/CVN

 

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