Le règne des téléphones mobiles |
Pas un village, pas un quartier, pas une rue qui ne possède un de ces temples modernes dédiés au Génie Téléphone. Tels les sirènes de la légende, ils hypnotisent le passant, en usant des artifices les plus subtils : éclaboussements de lumière, explosions de musique, éblouissements de sourires... Happé par ce havre merveilleux où la vie se conjugue avec le paradis, l’humain vidé de toute volonté est prêt à devenir le disciple inébranlable d’une nouvelle religion : la nomophobie !
Des disciples accros !
Être nomophobe, c’est obéir à un curieux réflexe pavlovien que je n’avais observé jusqu’ici que chez les chiens dressés à accourir au moindre sifflement de leur maître : dès qu’il entend le bruit d’une chasse d’eau, d’un bébé qui pleure, d’une fanfare militaire, d’un air d’opéra, ou de morceaux de musique variés et divers, le nomophobe fouille fébrilement ses poches à la recherche d’un téléphone qu’il colle immédiatement à son oreille. Et ce, quel que soit l’endroit où il se trouve et quoi qu’il fasse…
Ainsi on peut voir des conducteurs de moto lâcher brusquement une poignée, se contorsionner dans tous les sens, en continuant à rouler et se coller le téléphone à l’oreille. Au restaurant, votre voisin avec qui vous conversez paisiblement peut être brusquement atteint de fébrilité galopante, et se saisir de son téléphone, vous laissant planter en plein milieu d’une phrase.
Ainsi, l’autre jour, aux urinoirs pour homme, mon voisin s’est brutalement agité au risque d’inonder mon pantalon, et alors qu’en ces lieux il est d’usage courant de consacrer ses mains à certain instrument, c’est son téléphone qui m’a mis la puce à l’oreille.
Cette dépendance a atteint un tel point qu’il existe une deuxième génération de disciples : l’homme-oreillette. Chez celui-ci, la machine a réussi à se greffer sur l’homme, sous la forme d’une oreillette qui ressemble aux premiers amplificateurs acoustiques que portaient les malentendants. Cette oreillette masque la moitié de l’oreille, donnant le sentiment que son porteur souffre d’une mastoïdite infectieuse du dernier degré ! À ce stade, l’homme-oreillette n’a même plus besoin de batailler pour répondre à la moindre sonnerie. Ça sonne dans l’oreille, ça résonne dans la tête, ça répond par la bouche ! Bien souvent hélas, ça ne pense pas par le cerveau ! Mais ça parle tout seul en marchant dans la rue !
À portrait tiré !
Mais il y a encore pire : les multi-nomophobes. Ceux-là possèdent plusieurs téléphones mobiles et passent de l’un à l’autre avec une virtuosité à faire rougir de honte un contrôleur aérien…
Ainsi mon vieil ami Tuân utilise-t-il allègrement quatre appareils différents selon l’humeur ou l’interlocuteur : un pour les affaires, un pour la famille, un pour les amis, et le dernier pour..., mais chut ! Ça ne nous regarde pas !
Plus près de moi, ma moitié se double de deux téléphones dont je cherche désespérément à deviner l’utilité. Si ce n’est que lorsqu’elle ne disposait que d’un appareil, je pouvais espérer, lors de ses longues conversations avec son amie intime, avoir un moment de répit quant à la sonnerie aigrelette qui résonnait désagréablement à mes oreilles pour intimer à mon épouse de se saisir du combiné. Maintenant, j’ai l’impression de me trouver dans une pouponnière, entouré de bébés braillards qui exigent impérativement qu’on les change dès qu’ils sont mouillés !
Je croyais avoir atteint le summum de la dictature nomophobe, hélas c’était sous-estimer les capacités de l’intelligence humaine à se donner les moyens de s’asservir à la machine. Aujourd’hui, on n’en fait pas que parler à travers son téléphone, on regarde aussi à travers lui ! Devenu appareil-photo, tablette de lecture ou terminal d’ordinateur, l’instrument nous regarde, nous surveille où que nous soyons, et s’empresse de capter nos émotions. Et s’il est une victime de ces voleurs d’âme, c’est bien moi…
Je me promène au Temple de la Littérature ? Il y a toujours une jeune fille avec un sourire avenant qui propulse à mes côtés une ou plusieurs de ses amies pour alimenter la galerie de son téléphone. Je musarde à la campagne ? Il y a toujours une accorte personne qui vient se coller à mes côtés, tout en brandissant son mobile à bout de bras afin de nous coller tous deux sur son fond d’écran ! Même dans les endroits les plus reculés des montagnes, là où l’on n’accède que sur deux pieds ou sur deux-roues, dans ces populations encore vêtues de leurs habits traditionnels au mode de vie ancestral, il y a toujours un téléphone qui flashe pour capturer au passage ce drôle de Tây (Occidental) qui vient se perdre par ici ! Si je devais faire valoir mon droit à l’image, je pourrais me faire construire un palais avec mon portrait emprisonné dans des milliers d’écrans tactiles, entre le visage du dernier-né et le dernier repas d’anniversaire !
Mais pour moi, le plus agaçant c’est de m’entendre dire d’une voix outrée : «Ben, je t’ai appelé et ton téléphone était éteint !». C’est vrai, mon téléphone mobile, qui ne prend ni photos, ni vidéos, qui ne diffuse pas de musique, est toujours fermé. C’est moi et moi seul qui décide de l’endroit et du moment où j’ai besoin d’appeler, en estimant déranger le moins possible mon interlocuteur. Avec moi, je vous invite à entrer en résistance pour conserver notre humanité et pour faire en sorte que le Vietnamien reste toujours une personne souriante et aimablement bavarde, et ne devienne pas un monstre bionique soliloquant avec une machine greffée à l’oreille ou devant les yeux !
Et c’est un travail de tous les instants : ce matin, ma fille voulait que je lui achète un téléphone pour jouer ! Heureusement elle a tout oublié, quand je lui ai rapporté un tube à faire des bulles de savon… Pour cette fois du moins !
On se rappelle ?
Gérard BONNAFONT/CVN