Drôles de bêtes

De marbre, de pierre ou de bronze, selon la matière dans laquelle les hommes les ont figés, les animaux mythiques du Vietnam nous paraissent surprenants…, surtout quand il faut répondre à la curiosité naturelle d’un enfant !

En sociologie, l’assimilation est le processus qui permet à un étranger ou à une minorité de s’intégrer à un groupe social plus large en adoptant ses caractéristiques culturelles. Exercice à plein temps pour l’expatrié que je suis. Mais exercice d’autant plus redoutable quand le regard d’un enfant m’oblige à comparer ma culture natale avec ma culture adoptive. Et, comme souvent, l’obstacle se présente au moment où je m’y attends le moins ! Ainsi, lors de cette promenade en moto, quelque part sur l’avenue Âu Co, le long du fleuve Rouge à Hanoi… Concentré sur ma conduite, je ne prête pas attention à une question surgie inopinément de la méditation filiale. Coutumière de la vigilance paternelle en matière de circulation routière, ma fille me rappelle qu’elle existe en frappant sèchement mon poignet, signal convenu qui signifie «Hé Papa, je te parle !». Rappelé à l’ordre, j’écoute avec intérêt… et inquiétude ce qui peut bien préoccuper ma progéniture. Si j’avais su dans quoi cela allait m’entraîner !

Voler sans ailes

Le dragon vietnamien…

- Papa, Âu Co, elle s’est bien mariée avec un Dragon ?

- Oui, c’était le Seigneur Dragon Lac Long Quân !

Un instant de silence, puis ma fille reprend :

- C’est le dragon qu’on voit partout sur les toits des pagodes ?

Et là, je commets une de ces erreurs que l’on regrette toute sa vie ! Voulant profiter de l’occasion pour parfaire l’éducation culturelle de mon enfant, je m’engage sur un chemin dont j’ignore à cet instant les obstacles sournois sur lesquels je vais trébucher, au risque de voir s’effondrer ma crédibilité paternelle :

- Oui, c’est le même dragon. Et il fait partie des quatre animaux sacrés du Vietnam, avec le phénix, la tortue et la licorne...

Suivant son idée initiale, Hông Anh m’interrompt :

- Pourquoi les dragons d’ici ne sont pas comme ceux du livre que tu m’as donné?

Un court instant de recherche dans ma mémoire, et j’associe cette curieuse remarque à un livre de contes et légendes médiévales que j’avais rapporté d’un de mes séjours en France. Je pensais alors qu’il était important qu’héritière de deux cultures, ma fille connaisse aussi bien les fées des forêts bretonnes que les génies des eaux vietnamiennes. Et le dragon est un animal international, qui fait également partie du patrimoine culturel de l’Occident… Sauf que, pour le regard aiguisé d’un enfant, un dragon occidental et un dragon vietnamien présentent beaucoup de différences…

Comme ma fille s’évertue à me le démontrer, tandis que je négocie le rond-point qui me conduit au Hô Tây (Lac de l’Ouest).

- D’abord, le dragon ici, il vole sans ailes.

Tiens, c’est vrai ça ! La logique occidentale ne pouvait envisager que l’on puisse voler sans l’aide d’une paire d’ailes, fût-on un animal magique. Le Vietnam ne s’est pas embarrassé de telles considérations matérielles : à animal légendaire, tout est possible, y compris s’élever dans les airs sans s’embarrasser d’une encombrante paire d’ailes de chauve-souris géantes. Sous-entendu, à qui veut, rien n’est impossible.

- Et ton dragon, il crache du feu !

Ça y est, nous y sommes. Cracher du feu n’étant pas un mode de communication très cordial, l’auteur d’une telle infamie ne peut que m’être attribué, ma fille gardant le gentil dragon qui vole sans aile et conserve une haleine fraîche.

- Et pis aussi, ton dragon, il est toujours méchant. Il mange les enfants !

Là, le coup porte. En effet, je n’avais jusqu’à présent pas poussé très loin la comparaison entre le dragon asiatique et le dragon européen, mais devant l’inexorable analyse d’une petite fille de 7 ans, force m’est de constater une évidence. Ici, le dragon protège, crache de l’eau pour irriguer les cultures, et son apparition est un signe faste, alors que du côté de la Provence ou de la Normandie, il détruit, brûle tout dès qu’il ouvre la bouche, et moins il apparaît, mieux on se porte ! Encore une fois, entre Yin et Yang, le Vietnam a choisi la voie de la souplesse, transformant le vilain crocodile des origines en un animal plein de bonté !

Nager comme une tortue

… et le dragon occidental.

Depuis que je vis au Vietnam, rester yin est devenu une seconde nature pour moi. J’accepte donc le verdict définitif : je me garde le méchant dragon, et à elle le gentil dragon. Cependant, ne voulant pas rester sur une défaite, dès notre arrivée à destination, je propose un arrêt glace au bord du lac. Cette proposition n’est rien moins que perfide, car ceux qui ont lu une précédente chronique savent bien que la glace est le plus sur moyen d’éviter toute polémique sur les mérites respectifs des dragons et autres animaux mythiques. Je profite donc de ce que ma fille organise la fonte d’une monumentale glace au chocolat et à la vanille pour la convaincre que si mon dragon est méchant, ma tortue, elle, est très sympathique. Mais là encore, je commets un erreur de débutant…

- Non, on n’a pas les mêmes tortues ! Dans le livre de +bà ngoai+ (grand-mère paternelle), elles marchent dans le jardin, et ici elles nagent… !

Il est vrai que dans de nombreuses légendes vietnamiennes, les tortues apparaissent en émergeant d’un lac ou de la mer : tortue du royaume d’Âu Lac, tortue de Hoàn Kiêm…, rien de comparable avec la modeste tortue grise que La Fontaine a immortalisé, mais qui n’a pour seul pouvoir que de venir croquer les tendres laitues printanières. Je ravale à nouveau ma déconvenue, et tente de me rattraper sur le phénix, cet autre animal fabuleux des légendes vietnamiennes, père du dragon.

Mais à peine ai-je prononcé son nom que ma fille me demande d’un air faussement détaché :

- Y’a aussi un phénix dans tes histoires ?

Et là, je vis un grand moment d’hébétude ! Non, il n’y a pas de phénix dans les légendes occidentales, sauf dans la mythologie grecque, mais je sens que ce dernier alibi ne vaudrait pas tripette face à l’omnipotence du phénix vietnamien, si fier et qui, juché sur sa tortue, toise de haut les pauvres humains que nous sommes, même pas capables de renaître de nos cendres.

Mon espoir d’initier ma fille aux arcanes des mythologies occidentales et asiatiques fond aussi vite que sa glace. Je ne juge même pas utile d’aborder le sujet des licornes. Car, comment expliquer que le même animal soit représenté par un cheval blanc du côté des monts d’Auvergne et par un hybride à tête de lion au Temple de la Littérature.

Comme quoi, tout est relatif, et c’est sans doute cela le secret de l’assimilation !

Gérard BONNAFONT/CVN

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