Je leur avais promis un endroit tranquille où nous pourrions fuir un peu les bruits de la ville. Eux, ce sont des amis venus de Suisse, pays réputé pour sa réserve s’il en est. Alors vous comprenez bien que le plongeon dans la vie trépidante de la capitale du Vietnam avait de quoi les surprendre quelque peu. À finir par les trouver complètement fondus, ces énergumènes sur qui le bruit semble n’avoir aucune prise. Lui qui, présent en toile de fond du matin au soir et jusque très tard dans la nuit, rythme la vie quotidienne du Vietnamien…
Au Vietnam, personne ne peut échapper aux actualités proférées via les haut-parleurs publics. |
J’avais donc décidé de nous expatrier dans une petite bourgade, dont le nom ne figure sur aucune carte, là-bas, loin dans le Nord-Ouest, sur un plateau entouré de hautes montagnes. Seul le bruissement des bambous caressés par le vent ou le murmure d’une rivière glissant sur les cailloux devait perturber la sérénité de mes invités. De quoi, en somme, se ressourcer avant d’entreprendre un long voyage vers le Sud.
Écho d’amours
À 20h00 ce soir dans le petit hôtel qui nous abrite. Avec ses trois étages, adossé à flanc de coteau, il fait figure de donjon parmi les maisons basses du bourg. Bien qu’offrant une vue dégagée sur le tapis des rizières qui s’étalent à perte de vue, les chambres sont situées en sous-sol. Et pour répondre à la curiosité de mes amis, j’explique que les étages supérieurs sont réservés aux logements de la famille, mais surtout au salon de karaoké. Ce qui est plutôt une bonne chose pour nous…
En effet, qui ne connaît le Vietnam ne peut comprendre l’amour du Vietnamien pour cette forme de divertissement. Le karaoké, c’est un bruit multiplié par deux : celui de la bande vidéo qui produit la musique d’accompagnement, et celui de l’apprenti-chanteur qui entonne la chanson au micro. Et, c’est toujours pour moi un sujet d’étonnement que d’entendre ces futurs candidats aux émissions de radio crochets hurler des chansons d’amour que l’on s’attendrait à susurrer délicatement. Je me demande quel est l’effet sentimental de se faire crier dans l’oreille des mots du type «Mon amour, pour toi, je donnerai la lune, le ciel et ma vie», ou «Main dans la main, viens découvrir le bonheur !». En tout cas, à défaut de satisfaire les tympans, cela semble combler d’aise les spectateurs qui reprennent en chœur les refrains avec autant de vigueur ! Et pour satisfaire cette passion invétérée de l’amour mis en notes, les karaokés s’installent un peu partout, jusque dans les plus humbles hôtels. Fort bien, me dites-vous, comme cela, du chant au lit il y a peu de chemin à parcourir. Sauf que cette verve sentimentale n’est pas réservée aux participants, mais se faufile sous les portes de ceux qui n’ont pas besoin de chanter pour s’aimer et les fait profiter à leurs corps défendant des mésaventures de leurs condisciples sur bande vidéo. Autrement dit, un karaoké dans un hôtel, c’est l’assurance de ne pas pouvoir s’endormir avant que ne s’éteignent les dernières mesures des amours déçus ! D’où ma satisfaction de voir si loin de nos lieux de repos ce lieu d’illusoires désillusions tonitruantes.
Il est 23h00. J’avais sous-estimé l’effet de caisse de résonnance des murs en béton ! Depuis deux heures, une cacophonie infernale s’est emparée de la cage d’escalier, des couloirs, pour venir s’installer sans vergogne dans ma chambre. Pour se délasser après une longue journée de route, quelques chauffeurs ont regroupé leur solitude de routiers dans un des salons du 3e étage, et clament leur nostalgie d’une voix que la bière et l’alcool de riz rendent quelque peu incertaine. Passe encore que la musique soit assourdissante, mais quand le chant est faux, les oreilles subissent un martyr que je ne souhaite à aucun. J’ai beau me cacher sous la couette, me mettre du coton dans les oreilles, m’étouffer sous le matelas, rien n’y fait : la cacophonie me poursuit. Mes amis doivent me maudire !
Bon, tout cela n’est pas bien grave, se dit-on, tout a une fin, et tout le monde ira se coucher. Alors, quel calme, ce sera ! Hélas, la nuit, quand les hommes dorment (très tard !), vivent encore les chiens et les chats. Les premiers aboient quand les seconds passent, ou à chaque mouvement imprévu dans leur environnement olfactif, et les seconds, sans doute émoustillés par les chansons d’amour entendues précédemment, ne cessent de miauler, avant, pendant et après leurs opérations de séduction !
Rumeurs de vie
Au petit déjeuner, ce sont des invités défaits, les yeux bouffis de sommeil, qui me saluent. Ils ne savent plus à quelle heure les peines d’amours se sont éteintes, mais ils ont le sentiment d’avoir à peine eu le temps d’atteindre les rives du sommeil que soudainement ils ont été bousculés par le réveil matinal de haut-parleurs publics, qui diffusent annonces, informations et musique entraînante, pour commencer la journée avec courage et enthousiasme. Il est vrai que pour qui n’est pas habitué, entendre l’Arlésienne ou des extraits de Carmen dès potron-minet a de quoi surprendre. Et j’imagine mes invités, réveillés en sursaut, qui, le front en sueur et le cœur palpitant, se sont précipités à la fenêtre pour vérifier s’il ne s’agissait pas là d’une annonce d’évacuation à la population !
Alors, me direz-vous, tous les bruits sont permis au Vietnam. Et bien, non ! Ainsi, l’autre jour, assumant mon rôle d’époux modèle, j’ai décidé de laver la vaisselle à 10h00 du soir. Et j’effectuais cet exercice à la française, en chantant et sifflant gaiement, tout en remuant avec vigueur bols, casseroles et marmites diverses. Ma femme est arrivée catastrophée en m’implorant de ne pas faire du bruit pour ne pas déranger nos voisins. Enfant de Descartes, j’ai tenté de raisonner logiquement, en expliquant que notre fille, mécontente de se coucher, hurlait parfois tard le soir, ou que le chien du voisin aboyait toute la nuit bien plus fort que le bruit de ma vaisselle, ou encore que parfois mêmes voisins se chamaillaient à voix forte à des heures indues… Rien n’y fit ! Mon bruit ménager était incongru à cette heure, alors que ces autres bruits n’étaient que les bruits d’une vie normale, et donc parfaitement acceptables à cette heure de la soirée. Au même titre d’ailleurs que le marteau-piqueur du chantier voisin qui me réveille à 06h00 du matin, ou de la perceuse d’un autre voisin qui décide d’accrocher des tableaux à son mur à 11h00 du soir ! Comprenne qui pourra ! J’ai continué la vaisselle avec une grande délicatesse dans le geste et le sifflotement, puis, sans faire de bruit, je suis monté sur la pointe des pieds embrasser ma fille endormie…
Finalement, au milieu de tout ce vacarme, on peut se consoler en méditant cette pensée : «Pour celui qui est très seul, le bruit est déjà une consolation !».
Gérard BONNAFONT/CVN