Bulles en verre…

Sortez chopes, galopins, flûtes, calices, tulipes et autres demis, aujourd’hui la reine des boissons vietnamiennes s’invite à votre table. J’ai nommé la «bia» (bière).

En canettes,  en bouteilles, à la pression, la bia se décline sous toutes les formes, avec pour seul but de se rafraîchir l’intérieur en été et de réchauffer l’atmosphère en hiver.
                                                                                                              

Si le thé, ou l’eau chaude, reste encore la boisson d’accueil lorsque l’on arrive inopinément chez quelqu’un, la «bia», comme on dit ici, se retrouve dans toutes les occasions de convivialité : repas, pots entre amis, beuveries entre âmes esseulées, détente à l’ombre fraîche d’un tamarinier… En canettes, en bouteilles, à la pression, elle se décline sous toutes les formes, avec pour seul but de se rafraîchir l’intérieur en été et de réchauffer l’atmosphère en hiver. Enfin, ce que je vous en dis…, moi qui ne suis qu’un consommateur d’eau !

Bière de taille

Vous trouverez sans doute curieux que justement, quelqu’un qui n’en boit pas puisse consacrer une tranche de vie à la bière. C’est que j’ai été conduit à parcourir la route de la bière pour aider un ami collectionneur… d’étiquettes de bière ! Il avait entendu dire qu’au Vietnam, les bières portent des marques locales, souvent associées à des villes, et m’avait demandé de lui procurer une étiquette de chacune des bières pouvant exister dans le pays. J’ai donc été, durant de longs mois, un objet de curiosité pour de nombreux tenanciers de bars ou épiciers, à qui je commandais des boissons que je ne buvais pas. Surtout lorsque je me précipitais sur la bouteille glacée et humide pour tenter d’en décoller l’étiquette, alors qu’un individu normal se serait rué sur le goulot! Comme cela, de ville en ville, j’ai déshabillé la Bia Hà Nôi au Nord, la Bia Sài Gòn au Sud, la Bia Huê et la Bia Festival dans la même ville du Centre, la Bia Larue du côté de Dà Nang dans le Centre, et j’ai même découvert, chose rare, la Bia Ha Long du côté de la baie située dans la province de Quang Ninh au Nord-Est… Sans oublier toutes les autres bières d’origine étrangère qui voisinent en grand nombre avec leurs sœurs vietnamiennes. Et donc, ne succombant pas aux charmes des belles, blondes, rousses ou brunes, je pouvais sobrement porter mon regard sur ceux qui se perdent dans leurs vapeurs…

En premier lieu, ne soyez pas étonné si dans un restaurant le tenancier commence par apporter une caisse de bières, déposée au pied de la table. Au fur et à mesure du repas, un rite immuable se met en place: une bouteille pleine quitte la caisse, un verre se remplit (ou parfois le gosier directement), puis la bouteille vide regagne la caisse, et une autre fait le même circuit. Lorsque tous les contenus ont perdu leur contenant, une nouvelle caisse vient remplacer la première. Il suffit ensuite à la fin du repas de comptabiliser le nombre d’alvéoles aux bouteilles vides pour faire l’addition. On comprend mieux ici l’expression populaire : «Prendre une caisse» !

J’ai toujours été surpris par l’extraordinaire capacité des Vietnamiens à ingurgiter ce breuvage, sans que leur tour de taille n’en subisse d’effet notoire !

En effet, en Occident, le buveur de bière porte, le plus souvent, grosse et basse, une bedaine flamboyante qui, telle un étendard signe son appartenance à la confrérie des amoureux de la boisson maltée. Rares sont ceux qui peuvent se permettre de garder la ligne tout en levant régulièrement la pinte aux lèvres.

Ici, il m’est souvent arrivé de participer à des ripailles au cours desquelles la consommation individuelle pouvait se mesurer en litres, sans que la ceinture abdominale des buveurs ne se laisse aller à un quelconque glissement de terrain ! À peine peut-être un léger ballonnement de la panse en période post-prandiale, vite oublié quelques heures plus tard.

Sans doute, pour y trouver une quelconque raison cartésienne, on m’objectera que le mode de vie ici fait que l’on se dépense plus physiquement et que les calories absorbées sont rapidement dépensées. On pourra aussi alléguer que la pratique quotidienne d’une gymnastique intense donne l’avantage aux muscles plutôt qu’aux gonflements adipeux. Bien que je voie souvent dans des salles d’adeptes de la gonflette de nombreuses canettes attendant sagement dans le réfrigérateur que les musculeux fatigués se requinquent à grands coups de breuvage brassé…

Langage universel

Mais qu’importe les explications, aussi logiques soient-elles, il reste un fait : tous les hommes ne sont pas égaux devant la bière ! Par contre, la bière s’y entend, elle, pour faire tourner la tête aux hommes. Il n’est que de voir les fins de soirée ou de banquets, quand les propriétaires de deux-roues en voient quatre à leurs véhicules, ce qui ne les empêche pas de tanguer dangereusement au détriment de leur sécurité et de celle de leurs concitoyens. J’ai d’ailleurs pris l’habitude d’éviter, certains soirs de fête, des rues bordées de nombreux débits de boissons, pour ne pas avoir à tirer au sort le sens de circulation que je devrais prendre pour en sortir indemne !

Mousse en fête !

L’autre constat que j’ai pu faire, c’est que la bière possède un extraordinaire pouvoir de grégarisation. Je l’avais déjà observé lors des rites footballistiques où la consommation est proportionnelle aux décibels des clameurs et à la hauteur des scores. À ces occasions, le simple fait d’entrer dans un café possédant un téléviseur suffit à faire augmenter de façon probante le taux d’alcool sanguin par simple inhalation de l’air ambiant. Un vrai coup à être ivre en buvant un jus d’orange !

Mais c’est sans doute avec la «bia hoi» que l’instinct grégaire du buveur de bière se manifeste le plus. La «bia hoi», c’est ce que nous appelons bière pression sur le bord de la Meuse. Giclant en jets glacés de fûts métalliques, elle remplit d’un jaune citron mordoré des chopes en verre ou en plastique qui se vident en cœur à une vitesse effrénée. Si d’autres bières, plus nobles, sont faites pour être dégustées et admirées, la «bia hoi» est faite pour être avalée.

Pour la trouver, pas la peine d’aller très loin. Son lieu de prédilection, c’est le trottoir ! Là, sont agglutinés, assis sur de petits tabourets en plastique, ses aficionados qui grignotent quelques arachides ou saucisses grillées entre deux lampées. Elle se paie même le luxe de faire dans le ghetto communautaire cette primesautière…

J’en veux pour preuve les conglomérats de jeunes touristes qui se rassemblent autour de packs de bière, dans les petites rues qui abritent les hôtels-dortoirs et qui s’offrent un enivrement collectif à des milliers de kilomètres de chez eux. C’est vrai qu’à partir d’un certain degré d’éthylisme, la barrière des langues et des cultures est abolie. Mais bon, ça fait cher la nuit d’ivresse et la nuit d’hôtel, quand, pour la première, on vient de si loin, et, pour la deuxième, on profite si peu de son lit !

Moins alcoolisé, mais avec autant d’ambiance, est un endroit cher aux buveurs de «bia hoi», c’est ce qu’on désigne par Carrefour des Tây Ba Lô, à Hanoi. Un ami m’en avait parlé, et je n’ai pu résister au plaisir d’y passer incognito. Là, à l’intersection de deux rues de la vieille ville, quatre vendeurs de «bia hoi» ont éprouvé le besoin de se doter chacun d’un coin de rue. Du coup, le soir venu, dans un espace à peine plus petit que le grand hall d’un palace de la capitale, les routards de passage, les expatriés nostalgiques de leur communauté d’origine, les solitaires qui ont envie de retrouver leurs compatriotes, s’entassent les uns contre les autres, dans une atmosphère de kermesse populaire. Ça braille dans toutes les langues, ça s’échange les bons plans et les pourris, ça mégote des tabacs aux odeurs bizarres, ça drague plus ou moins les téméraires qui s’y risquent, ça a des relents de Soho ou de Belleville. C’est la planète réunie sur 100 m²… Idéal pour les étudiants vietnamiens qui veulent perfectionner l’argot étranger ! Et tout cela, grâce à la «bia hoi».

Cependant, sans vous mettre la pression, je vous encourage malgré tout à ne sacrifier au rite de la mousse qu’avec modération, histoire d’éviter une mise en bière précoce !

Gérard BONNAFONT/CVN

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