Selon les croyances populaires, les bênh dich causent tant de morts parce que les quan ôn (mandarins de l'Enfer responsables des maladies) ont besoin de racoler des soldats à leur service. Ils le fons surtout en été où la chaleur caniculaire et les pluies torrentielles favorisent leur action. C'est pourquoi, les pauvres humains organisent chaque année la cérémonie dite vào hè (entrée de l'été). De caractère propitiatoire, celle-ci consiste à "prier pour la sécurité" (câu an). Dans la maison commune du village, l'office peut durer d'une à trois journées. On dresse des autels au Ciel, à Bouddha, à tous les génies. Dans la cour, on présente aux quan ôn représentés par des mannequines en papier des offrandes cultuelles pour les amadouer et les inviter à ne plus rôder dans le village à la recherche des morts.
Le hasard fait que le Docteur Yersin, vainqueur de la peste dont les Vietnamiens avaient ignoré l'identité, ait choisi de mourir en terre vietnamienne. Notre pays est devenu sa seconde patrie. Ce pasteurien (1863-1943) repose dans un pauvre village de pêcheurs près de la ville portuaire Nha Trang, consacré génie tutélaire de l'endroit. Pour honorer sa mémoire, la population lui a élevé un temple où brûlent l'encens et des cierges. Notons qu'à Hanoi, au lendemain de la reconquête de l'indépendance nationale, toutes les rues ayant un nom français ont été rebaptisées en vietnamien sauf celle portant le nom de ce médecin français d'origine suisse, - là se trouve aussi le buste de son maître Pasteur. Conquistador de la science, explorateur infatigable, incarnation de la générosité et de la philanthropie, ce partisan d'une vie monacale au service du savoir et du peuple est devenu une figure de légende. Il a découvert le site de villégiature Dà Lat, introduit au Vietnam la culture de l'hévéa pour la production du caoutchouc, de l'arbre à quinquina pour celle de la quinine anti-paludéenne. Il a créé à Hanoi la première école de médicine occidentale et un institut Pasteur dont un jumeau à Nha Trang.
Mais le titre de gloire mondiale d'Yersin est l'indentification en 1894, à Hong Kong, de la bacille de la peste (Yersina pestis) ignorée pendant quinze siècles, et voici dans quelles circonstances.
La dernière pandémie pestilentielle éclate en Chine, au Yunnan en 1892, avant d'atteindre Canton (180.000 morts) et Hong Kong en 1894. Yersin, âgé de 31 ans, débarque à Hong Kong en 1894. La ville est désertée... Plus de 100.000 Chinois, la moitié de la population, ont quitté la ville pour Canton (aussi pestiférée) pour fuir les règlements sanitaires des Anglais qui ne permettent pas les rites de l'enterrement traditionnel. La mort règne. Yersin installe son laboratoire dans un coin perdu de l'hôpital de Kennedy Town. Les autorités anglaises lui refusent toute aide, lui interdisait d'autopsier, réservant les cadavres à la mission japonaise Kitasato venue exprès pour déceler l'agent responsable de la peste. Les Japonais manœuvrent pour entraver la recherche d'Yersin qui doit recourir au système D : il soudoie les marins anglais chargés d'enterrer les cadavres ; il entre la nuit dans la cave contenant les cercueils et enlève quelque bubons. C'est ainsi qu'il a découvert le bacille de la peste. Il souligne également l'importance du rat dans la dissémination de la maladie.
Quatre ans plus tard, Louis Simond, autre pasteurien, a conclu expérimentalement que la puce joue le rôle fondamental dans la transmission de la maladie.
Dans l'histoire de l'humanité, c'est la "peste noire" du Moyen Âge (14e siècle) qui a le plus durablement marqué le comportement social, les croyances religieuses, l'économie, le politique, la culture. Chiffres de mort record : 23 millions en Orient, 25 millions en Occident (le quart de la population. Croyant que la peste était un châtiment divin infligé à l'homme à cause de ses péchés, on invoquait la Sainte Vierge Marie et toutes sortes de saints. En période endémique, "chacun pour soi", les familles se dispersaient. On persécutait les juifs, on faisait pénitence. Certaines fêtes populaires d'aujourd'hui en gardent des traces. Le langage populaire a des imprécations et des expressions liées à la peste, qui connectent le dégoût, la répulsion, l'hostilité. Par exemple, en français : craindre quelque chose comme la peste, la peste t'étouffe ; en allemand : jemanden fürchten wie die Pest ; en anglais : what a pest,- to avoid somebody like the plague. Dans la langue vietnamienne, l'équivalent sémantique est plutôt le mot hui (lèpre). Au 17e siècle, La Fontaine évoque encore ce tabou linguistique dans Les animaux malades de la peste : "La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom". Au 20e siècle, La Peste de Camus fustige le Mal et exalte la solidarité dans la lutte contre le Mal. Les Pestiférés de Jaffa fait la célébrité du peintre Antoine Gros (1771-1835).
Où en est la lutte contre la peste ? D'après les docteurs Claude Chastel et Arnaud Cénac, "de 1920 à 1950, plusieurs chercheurs (notamment français et russes) démontrent l'importance des rongeurs sauvages dans l'entretien de la maladie à l'état naturel (tellurique). Ce constat permet de comprendre que la peste ne peut être éradiquée actuellement. Il existe de nombreux foyers de peste +sauvage+ dans le monde. Une épidémie urbaine survient en Inde en 1999" (Histoire de la médecine - Ellipses, Paris 1998).
Huu Ngoc/CVN
(05/12/2010)