Un maître brodeur et un poème en vingt langues

Qui dit Huê (ancienne capitale impériale du Vietnam) dit anciens bâtiments chargés d'histoire tels que palais royaux, mausolées, pagodes, temples et aussi maisons-jardins. Des beautés à la fois imposantes et romantiques, noyées dans un dédale de vielles rues à l'atmosphère surannée où les magasins de produits d'artisanat sont légions.

Sise rue Chi Lang, dans le centre-ville, la boutique de Duc Thanh propose des broderies sur soie. Une boutique doublée d'un atelier spécialisé dans un art, la broderie traditionnelle, propre à Huê. Son propriétaire, Lê Van Kinh, s'est lancé un défi de taille : broder 20 tableaux d'un poème vietnamien, chacun dans une langue. "Je viens d'achever le 14e. Les 6 restants, je compte les faire prochainement", confie-t-il. Le sujet de ces peintures brodées à la main n'est pas, comme d'ordinaire, des fleurs ou les quatre animaux sacrés, ni des bâtiments huéens, mais un court poème intitulé Cao tât thi chung (Conseil aux disciples), écrit au XIe siècle par le bonze supérieur Man Giac (1052-1096). Une vraie oeuvre poétique d'où s'exhale une philosophie très vietnamienne, à travers la métaphore des fleurs d'abricotier, un symbole du printemps, mais pas seulement. "L'abricotier symbolise aussi la personnalité des Vietnamiens et les fleurs d'abricotier, leur beauté parfaite", explique avec fierté le vieux brodeur.

La beauté du texte fait écho à celle de l'œuvre

Ce projet est né d'une rencontre dans sa boutique-atelier, en 1997, avec un client allemand. Ce dernier, qui parlait aussi français (langue que maîtrise le vieux brodeur), recherchait une broderie imprégnée de l'identité vietnamienne. "Nous avons eu un long et intéressant échange, lors duquel je lui ai présenté nombre de mes œuvres. Après six heures de recherche, il ne parvenait toujours pas à fixer son choix, se souvient Lê Van Kinh. Et puis, devant une broderie d'un poème en idéogrammes chinois, il m'a posé cette question : la poésie vietnamienne est superbe. Pourquoi ne l'introduisez vous pas dans votre travail ?". Une question qui a fait tilt dans l'esprit du vieux brodeur. Aussitôt, il s'est mis au travail, choisissant le poème Cao tât thi chung.

De retour dans la boutique de Duc Thanh peu de temps après, comme promis, l'Allemand a été littéralement subjugué par cette oeuvre d'art, "belle en termes de contenu et magnifique en termes d'esthétique". Et de proposer illico à l'artisan de traduire ce poème vietnamien en diverses langues, pour que "le monde entier connaisse mieux la culture et l'art de la broderie du Vietnam". Une bonne occasion pour le brodeur octogénaire de matérialiser son rêve de faire quelque chose de grandiose pour valoriser son métier ancestral.

Fin 2010, Lê Van Kinh avait achevé 14 des 20t broderies prévues, dont celles en français, en anglais, en allemand, en italien, en danois, en hollandais, en coréen, en japonais... "Chaque broderie a son charme et ses caractéristiques. Pour celle en italien, par exemple, j'ai utilisé des fils aux couleurs du drapeau national de ce pays".

Pour chaque broderie, un seul artisan

Lê Van Kinh est fier de son titre de "brodeur folklorique". Avec fierté, l'octogénaire parle de son métier, transmis de génération en génération. "L'originalité des broderies faites à la main de Huê se traduit non seulement dans les thèmes choisis mais aussi dans la technique elle-même", confie Lê Van Kinh. Les quatre animaux sacrés de la mythologie - dragon, licorne, tortue et phénix - tiennent une place importante dans la vie spirituelle et religieuse des Huéens. Trait de la culture huéenne, ces animaux fabuleux se retrouvent souvent dans les temples et les maisons communales, et occupent depuis toujours une place importante dans la broderie traditionnelle.

"Les broderies faites à la main ont une beauté distinguée qui se reflète au travers un procédé de fabrication très codifié, des plus minutieux, selon le vieux brodeur. Traditionnellement, chaque broderie doit être réalisée par un seul artisan qui se doit d'insuffler son âme dans l'oeuvre". Puis, d'un air méditatif, Lê Van Kinh exprime son souci devant la menace que constituent les broderies fabriquées industriellement". Les modèles sont dessinés en série par un peintre. Et les artisans n'ont plus qu'à broder en recopiant les images, le plus rapidement possible. " Le brodeur perd tout esprit de créativité, la quintessence du métier disparaît", déplore-t-il.

Mission sacrée

Il considère comme "une mission sacrée" la restauration de l'art de la broderie artisanale de Huê. "Si je ne peux l'accomplir dans ma vie, mon fils prendra la relève", espère-t-il. Et d'informer que ces derniers temps, des équipes de télévisions japonaises, sud-coréennes, américaines... sont venues le voir dans son atelier. Il sort un de ses carnets où il est écrit : "Le 14 mai 2010 : la chaîne japonaise NHK, guidée par sa directrice Yoko KoBayashi, a filmé et photographié la boutique et l'atelier. Les visiteurs ont hautement apprécié l'art de la broderie et le talent des artisans". Ou encore : "Jeff Bo Bollinger, directeur d'une compagnie de broderie allemande, a exprimé son admiration : +Les brodeurs vietnamiens ont des mains d'or. Les images qu'ils créent sont d'une beauté envoûtante. Peu de pays dans le monde ont su préserver cet art aussi bien que le vôtre+".

Conscient de sa "mission sacrée", le brodeur s'est fixé comme ligne de choisir, comme sujet de ses broderies, les aspects les plus caractéristiques de la culture nationale. "Par l'intermédiaire des étrangers amoureux de notre artisanat, les broderies vietnamiennes pourront montrer leur joli minois au-delà des frontières nationales", a-t-il espéré.

Voici ce fameux poème :
Conseil aux disciples

Nghia Dàn/CVN
15/5/2011

Quand le printemps

s'en va, les fleurs tombent

innombrables.

Quand revient le printemps

elles s'ouvrent à profusion

La vie coule devant les yeux.

Déjà la vieillesse blanchit les cheveux.

Ne dites pas qu'avec le déclin du printemps

se détachent toutes les fleurs.

La nuit d'hier,

une branche d'abricotier

s'est épanouie dans la cour.

Un art tri-séculaire

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