Au Vietnam, célébrer l’anniversaire de la naissance est une mode récente, certainement encouragée par la prolifération de vitrines présentant de somptueux gâteaux crémeux ! Par contre, enraciné dans la coutume du culte des ancêtres, l’anniversaire de la mort est une pratique aussi ancienne que le royaume originel de Van Lang.
En l’honneur de l’ancêtre avec les anciens ! |
Selon la croyance populaire, nous disposons de deux âmes. À notre mort, l’une d’entre elles peut rejoindre le séjour céleste, à condition d’y être guidée par la présence de nos proches. Présence qui se manifeste bruyamment par la musique et les chants qui accompagnent le défunt pendant les premiers jours qui suivent son décès et dont les voisins, biens vivants, profitent sans modération ! La seconde âme, quant à elle, s’installe encore, le temps de quelques générations, parmi les vivants, avant de quitter définitivement le goût des plaisirs terrestres. Sans doute, ce mélange de matérialisme et de spiritualisme pourra-t-il étonner l’étranger cartésien. Quant à moi, j’y trouve une certaine forme épicurienne de considérer la mort, qui n’est pas pour me déplaire !
Route en famille !
Je reçois un vieil ami de France, et c’est l’occasion pour Tuân, mon inséparable complice, de nous inviter à une fête de famille célébrant l’anniversaire de la mort de son arrière-grand-père paternel…
À 06h00 du matin, entassés à 15 dans un bus sensé recevoir 12 postérieurs (adultes, me précise-t-on ! Donc les enfants ne comptent pas), nous roulons en direction de son village natal. La journée s’annonce belle et nos estomacs nous signalent qu’une halte serait appropriée. Veine ! Un lumignon nous indique aimablement la présence d’une gargote tôt ouverte. Vite un «pho» pour nous restaurer ! Je suis toujours étonné de la fougue avec laquelle le Vietnamien se rue sur le bol de «pho» matinal (J’ai bien dit «le bol de pho», et non «le pho», car pour le Vietnamien, «pho» désigne aussi la maîtresse ! Donc, si vous relisez la phrase précédente en supprimant le bol, veillez à faire sortir les enfants de la pièce !).
Je laisse cependant à Tuân l’exclusivité de la bière pour clore ce petit-déjeuner, moi je me contente du «trà xanh» (thé vert) vietnamien. Repus et parés, nous repartons…
Nous quittons la route nationale pour une petite route transversale qui met nos vertèbres à dure épreuve, et a le mérite de maintenir en éveil nos filles, qui en profitent pour perfectionner leur lexique en nous posant des questions sur tout. Vous savez ce genre de questions auxquelles les parents ne savent pas quoi répondre : «Pourquoi ils ont des plumes les poulets ? Pourquoi il est noir le chien ? Pourquoi la dame elle a un gros ventre ? Pourquoi le monsieur il n’est pas beau ?». Je n’ai d’ailleurs jamais réellement compris, alors que toute les autres questions sont plutôt bafouillées dans une bouillie verbale, comprise des seuls parents, pourquoi la dernière question est toujours prononcée à haute et intelligible voix devant le monsieur en question !
Le bonheur d’être ensemble en souvenir de l’ancêtre... |
La velléité d’enrichissement intellectuel de nos enfants cesse rapidement lorsque nous devons emprunter le chemin pierreux qui conduit au village natal de Tuân. Tressautant plus que roulant, tout le monde est obligé de se cramponner à ce qui lui tombe sous la main, y compris son voisin, pour pouvoir rester en siège ! Cahin-caha, nous arrivons dans la cour de la maison natale de Tuân. Toute la famille est déjà là pour nous accueillir.
Repas en famille !
Après avoir salué «bô me» (parents), «ông bà» (grands-parents), «cô chú» (tantes et oncles), «anh em ho» (cousins), nous sommes invités à boire un verre de thé et à raconter notre voyage.
Les enfants sont déjà partis dans le jardin : la journée va être dure pour les poules et les chiots !
Devant l’autel des ancêtres, des pyramides de fruits, gâteaux et billets témoignent de l’attachement au héros de la fête. Un portrait retouché de celui-ci, tel que savent si bien les faire les Vietnamiens, trône en bonne place au-dessus de ces offrandes. Des bâtons d’encens se consument doucement en exhalant une odeur douçâtre qui incite à la spiritualité.
Mais déjà, d’autres effluves envahissent la maison : dans la cuisine, les femmes s’activent et les fumets de poulet rôti, les bouffées de «nuoc mam» (saumure de poisson), les parfums de plantes aromatiques, les senteurs fades du riz cuit, viennent chatouiller nos narines palpitantes.
Pendant ce temps, les hommes mettent la bière sous pression en commentant les derniers matchs de football ou les bonnes et mauvaises affaires que l’un ou l’autre a pu faire.
Quelques anciens reviennent du cimetière et de la pagode, où ils sont allés prier celui que certains ont côtoyé. C’est l’heure de se mettre à table…
Des tables ont été disposées sous un velum. Chacune accueille des groupes qui s’installent selon une préséance dictée par l’âge, le lien familial et l’honneur que l’on accorde à l’invité. Étant les seuls étrangers, le protocole habituel nous installe avec les plus anciens de la tribu : le grand-père de Tuân, et un cousin.
Et puisque l’heure est aux agapes, nous honorons particulièrement le porc fermenté, les crevettes sautées, la chair de poulet grillé, le riz gluant, le liseron d’eau cuit à l’ail et bien d’autres mets succulents qui recouvrent la table. C’est décidément un très bon repas d’anniversaire !
En outre, selon le principe bien connu des vases communicants, plus le niveau de la bière pression diminue dans les cuves, plus le niveau de l’ambiance augmente. Les rires fusent, les toasts se succèdent, les paroles sont plus fortes, et les trognes s’illuminent. Seuls les plus anciens gardent quelque réserve en buvant à petits coups des verres de thé froid.
Sur son autel, l’arrière-grand-père a l’air de sourire, en voyant ses descendants aussi heureux ! C’est comme ça un anniversaire de la mort au Vietnam !
Il me faudra dire à mes enfants que pour mes anniversaires de mort, ils n’oublient pas le gâteau avec les bougies !
Texte et photos : Gérard BONNAFONT/CVN