Matinée de mars à Hanoi. Grise encore d'un crachin voilant choses et visages.
Une certaine mélancolie s'accroche aux arbres de l'avenue, accompagnant les voix qui modulent pour nous le poème du "Col transversal".
Récital traditionnel que nous offre impromptu Thi Phuc, l'ancienne chanteuse de ca trù, son élève Kim Dung et la fille de celle-ci, Thu Huong. Trois générations qui interprètent à leur façon ce chef-d'œuvre de la sous-préfète de Thanh Quan :
Sur le col transversal où le soleil décline
Arbres et plantes tissent d'épaisses frondaisons
Fleurs et rochers se mêlent
Au pied de la montagne, des bûcherons, pliés sous le fagot
Près du marché, au bord du fleuve, quelques paillotes
Nostalgique, la poule d'eau crie Cuôc ! Cuôc (1)
Et la perdrix sauvage appelle en vain les siens Gia ! Gia ! (2)
Je contemple l'immensité du ciel, des montagnes et des eaux
Mon état d'âme, hélas ! à qui le confier... ?
Écho de 2 siècles passés !
Le col transversal qui fait partie du contrefort du Truong Son, de cette cordillère que longera plus tard la piste Hô Chi Minh, débouche sur la Mer de l'Est.
Cette "marche" lointaine du pays fait naître en la voyageuse des souvenirs nostalgiques.
Originaire de la famille des Nguyên Thi Hinh naît au village de Nghi Tàm, dans l'ancienne banlieue de Hanoi. Épouse du lettré Luu Nguyên Ôn, elle doit à son mari, licencié au concours triennal de 1821 et nommé sous-préfet, le surnom de sous-préfète de Thanh Quan. Elle est professeur au harem royal.
Femme, elle se voyait exclue des concours et du mandarinat. Mais elle pouvait dans ses vers illustrer son époque en criant ses regrets.
Dans l'état actuel des recherches, on ne connaît d'elle que quelques poèmes de 8 vers de 7 pieds.
Forme concise et souple permettant des fines ciselures à la manière du sonnet italien.
Outre le Col transversal, on cite souvent de la sous-préfète Regrets du vieux Thang Long (3), parfois intitulé Souvenance de la vieille cité du Dragon s'élevant dans les airs.
Il reste dans les archives de Hanoi un plan de la ville vers 1490 sous le règne du roi Lê Thanh Tôn. Derrière de hautes murailles cernées par le fleuve Rouge coulait la rivière Tô Lich. Près de larges fossés s'élevaient temples, pagodes et palais.
Mais Thang Long fut dévastée 2 fois en 50 ans. En 1786, Lê Chiêu Thông en lutte contre les féodaux dissidents fit incendier les palais des seigneurs Trinh. Cinq édifices brûlèrent pendant des jours et des nuits. Il ne restera de ces splendeurs que des pierres noircies et des cendres.
En 1802, Gia Long, fondateur de la dynastie des Nguyên par peur des lettrés et des paysans fidèles au souvenir des Lê, transféra la capitale à Huê, au centre du pays. À sa mort, son fils Minh Mang demanda à son suzerain l'empereur de Chine l'intronisation. Mais l'ambassadeur de celui-ci s'arrêta à Thang Long, "seule capitale reconnue du Vietnam", dit-il. Et Minh Mang dut faire 700 km pour aller au Nord recevoir son titre de vassal. Il se vengea en détruisant les attributs de la souveraineté : palais royaux, temples du ciel, etc.
Peut-être la sous-préfète de Thanh Quan, née semble-t-il dans la première décade du 19e siècle, a-t-elle assisté à la dévastation de la ville.
Pourquoi le créateur bouleverse-t-il ainsi la scène humaine ?
Que d'étoiles enfuies, de saisons de brume passées !
L'âme des herbes d'automne hante les allées où passaient les carrosses
Sur les murs des anciens palais s'attardent les rayons du soir
Les pierres bravent encore les mois et les années.
Mais l'eau frisonne de tristesse et s'émeut de ces changements
Dans le miroir des siècles, présent et passé se reflètent
Le spectacle ô combien me déchire le cœur.
Cette femme de culture médite sur la fuite du temps, la fragilité des choses humaines, le destin implacable, avec une tristesse poignante engendrée par le spectacle des ruines qui nous rappelle du Bellay, bien que Les Antiquités de Rome relèvent d'une inspiration toute autre.
Elle sait trouver de douces tonalités pour exprimer son désenchantement à travers des paysages de rêve.
SOIR D'AUTOMNE
La pluie tinte goutte à goutte sur les feuilles de bananier,
Quelle main d'artiste a tracé ce paysase mélancolique ?
Un arbre séculaire étale son parasol émeraude
Et le fleuve s'en va en flots interminables, aussi calmes que blancs
Enivré, de ce flacon d'alcool s'écoulent monts et fleuves.
Vent et lune ont empli le sac de poésie
La nature s'unit à l'âme
Un tel site vous laisse rêveuse.
NOSTALGIE DU SOIR
Dans le ciel indécis du soir s'attardent les derniers rayons
Au tam-tam du poste un cor lointain se mêle
Le vieux pêcheur pose sa rame et sa barque dérive jusqu'à l'embarcadère,
Pour gagner son hameau perdu, le petit gardien frappe les cornes de son buffle
La forêt de bambous qu'agitent les bourrasques lasse les ailes des oiseaux
Le voyageur presse le pas sur la route aux saules pleureurs encore humides de rosée.
L'un demeure au foyer, l'autre s'en va errant loin du pays natal
À qui hélas ! ouvrir mon cœur ?
Il arrive au promeneur attardé au brod du Lac de l'Ouest, près du village de Nghi Tàm, d'entrevoir quelque barque oubliée parmi les lotus, des bambous frémissants et sur la digue, un buffle lent qu'un enfant, juché sur son dos, conduit vers le hameau lointain.
Des sons de cloche d'une pagode s'égrènent dans le ciel indécis du soir et semble flotter encore la tristesse séculaire de la dame de Thanh Quan.
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(1) Le mot “cuôc” a 2 sens : poule d'eau (Cuôc) ; patrie, pays natal (Quôc : même prononciation).
(2) Homonyme de gia : famille.
(3) Thang Long : ancien nom de Hanoi choisi comme capitale du Vietnam depuis l'avènement des Ly en 1010.
Françoise Corrèze et Huu Ngoc/CVN
(02/10/2010)