Fou de télé

Plat, HD, 3D, mural… L’écran a envahi la vie quotidienne du Vietnamien. Il s’exhibe à tous les coins de rue, dans chaque magasin, jusque dans les trains ! Et bien sûr, chez soi, il trône au centre du logis, autel moderne d’un culte irraisonné…

La télévision au Vietnam s'est réveillée.


Aujourd’hui, ma famille m’a abandonné, me délaissant pour l’école, le marché ou le salon de coiffure. Rien ne me pressant, je profite de ce rare moment de solitude pour sacrifier à une séance de télévision. D’autant plus que nous venons de faire l’acquisition du dernier écran à la mode : écran plus plat que plat, image d’une définition à être tentée de plonger dans l’eau pixellisée des vues sur mer, couleurs à croire que c’est faux tellement c’est fidèle à la réalité. Bref, une petite merveille de technologie, dont il me faudra trois années de chroniques hebdomadaires pour amortir le coût. C’est vous dire si j’ai envie de savourer sans modération ! Je ne sais pas encore que l’aventure est plus périlleuse que je ne le pense…
Un monde en folie
Il y a vingt ans, quand je suis arrivé au Vietnam pour la première fois, le petit écran vietnamien ne proposait que trois chaînes nationales, une chaîne locale par grandes villes, et de rares chaînes internationales, dont la chaîne internationale francophone. Je constate que depuis ces temps lointains, la télévision au Vietnam s’est réveillée. Jugez-en plutôt !
Tout d’abord, mon pouce a le choix entre 70 chaînes pour me faire entrer dans le monde par la lucarne du salon. Et encore, parce que je dispose d’une installation câblée. Si je m’étais connecté via une parabole sur les satellites de communication qui commencent à faire ressembler la Terre à Saturne, je pourrais disposer de plusieurs centaines de voies pour m’évader du quotidien. C’est donc sur l’une de mes 70 chaînes que s’allume mon écran. Enfin, façon de parler ! Parce que sollicité par les ondes de la télécommande, l’écran ne passe que du gris au noir.
Ça y est, tempêté-je en moi-même, encore une panne de transmission. Même le son n’y est pas ! Seul une espèce de souffle rauque, comme celui d’un animal animé de mauvaises intentions sort des haut-parleurs. Agacé, je décide d’aller examiner de plus près les branchements, connections, antennes et autres accessoires sensés utiliser le mode numérique pour rendre mon écran plat intelligible à défaut d’être intelligent...


À peine me suis-je levé que brusquement apparaît sur l’écran la gueule ouverte d’un brontosaure qui, dents en avant, se précipite sur moi pour me dévorer, en poussant des hurlements préhistoriques à me percer les tympans ! De stupeur, je retombe sur mon sofa, en agrippant compulsivement ma télécommande, ce qui a pour effet de me faire passer sur une autre chaîne. Le brontosaure a disparu, et c’est une ronde de tutus enfantins qui chantonnent une comptine autour d’une jeune fille, habillée du même tutu, et qui essaie de chanter plus fort que tous les enfants réunis pour bien montrer que l’artiste, c’est elle.
Abandonnant cette charmante cacophonie récréative, je bascule dans un boudoir où un couple, propre sur soi, cheveux impeccablement coiffés, peau liftée, dents immaculées et alignées au cordeau, s’entretient du prochain divorce qui pourrait ne pas avoir lieu si chacun acceptait de faire un effort pour que l’autre consente à le comprendre, afin que l’incompréhension mutuelle…
Stop ! Cachez ce drame psychoaffectif sirupeux que je ne saurais entendre ! D’autant plus que les protagonistes s’expriment en anglais et que le doublage en vietnamien ne parvient pas à couvrir le son de la bande originale. Doublement incompréhensible…
Je me retrouve maintenant en pleine bagarre entre une troupe d’individus moustachus et crânes rasés vêtus de rouge, et une bande de moustachus et crânes rasés vêtus de bleu. Les sabres coupent, tranchent, tailladent. Les adversaires s’affrontent en face à face, en l’air, en plein vol. Des hurlements en coréen, doublés en chinois et sous-titrés en vietnamien, ponctuent des actions d’éclats. Tout cela me donne le tournis et je me sauve ailleurs.


Tiens, je reconnais ces voitures de police, bleu-blanc-rouge ! Et puis, ces uniformes bleus foncés, ces fliquettes sexy et ce commissaire paternel. Je suis sur la chaîne francophone, et j’assiste en direct à une thérapie de groupe dans un commissariat de la banlieue parisienne.
Peu intéressé par les états d’âme du policier qui aurait voulu être éducateur de celui qui est amoureux de sa collègue, mariée avec le patron, lequel s’inquiète du petit nouveau qui lui paraît fragile…, je laisse de côté cette équipe à ses tourments. C’est maintenant une femme aux formes épanouies, harmonieusement moulées dans un «áo dài», qui, en chantant, me confie l’espoir de voir revenir un jour celui qui porte son amour. Et tout cela, en se promenant le long d’une rivière, à l’ombre d’arbres qui laissent tomber une pluie de pétales roses sur ses épaules...
J’abandonne cette charmante dame à ses espérances, et j’ouvre un autre écran, pour me trouver face à un jeune homme, vêtu d’un habit traditionnel, qui, assis sur un rocher au bord de la mer, fredonne de façon romantique qu’il espère retrouver très vite la femme laissée là-bas au pays. Comment lui dire qu’elle l’attend là, sur la chaîne d’à côté, et qu’il n’y a qu’un chiffre qui les sépare tous les deux ?
J’essaie bien de zapper très vite de l’une à l’autre, mais rien n’y fait : ils continuent à chanter leurs tristesses, et moi, impuissant à les consoler, je ne peux que les abandonner pour continuer ma cahotique promenade cathodique.


À chacun sa télé
Mon écran est devenu tour de Babel. En une heure, j’aurais entendu parler chinois, coréen, japonais, anglais, australien, américain, polonais, russe, français, et surtout vietnamien. Car, outre les chaînes purement vietnamiennes, la plupart des films des chaînes étrangères sont doublés en vietnamien. Qui plus est, le doublage en voix-off et le doublage par sous-titre sont une excellente façon de perfectionner son vietnamien oral et écrit. C’est ce qu’on appelle la télévision éducative !
Éducative, la télévision vietnamienne l’est aussi par la représentation que les cultures donnent d’elles-mêmes, à travers certaines de leurs spécialités. Et ce n’est pas une caricature. Tiens, une fois n’est pas coutume, je vous propose un petit jeu ! Remettez en face du genre d’émissions la nationalité de la chaîne concernée : américaine, australienne, française, russe, coréenne, japonaise, chinoise, vietnamienne.
Séries où les génies volent bas, les héros se battent à un contre cents, les sabres, lances et flèches ne loupent jamais leurs cibles, et les femmes sont des combattantes.
Feuilletons qui mettent en scène des gens normaux à qui il arrive des aventures normales, avec prédilection pour des policiers normaux à qui il arrive des aventures anormales.
Émissions où il s’agit de faire le plus de bêtises possibles ou de relever les paris les plus fous, sans sombrer dans le ridicule.
Séries-fleuves, qui peuvent durer deux ans, qui relatent des histoires d’amour, de trahisons, de secrets de familles, et où l’on mange beaucoup.

La tour de la télévision du Vietnam à Huê (Centre).


Films d’horreurs, de guerres, d’espionnage, dans lesquels on ne compte pas le nombre de litres d’hémoglobine dépensés, mais qui laissent toujours la vie sauve au chien de la famille.
Émissions sur fond de paysages romantiques de costumes traditionnels, où enfants et adultes chantent l’amour, le bonheur et l’histoire de leur pays.
Films passionnés sur fond d’accordéons et de chansons nostalgiques, avec de nombreux arrêts sur image pour capter l’émotion profonde des visages.
Films animaliers, d’aventures et de grands espaces, entre océan et désert, où héros et héroïnes ont le bronzage et la musculation surfing.
Les réponses sont faciles, nul besoin d’être au Vietnam pour observer les différences entre les productions télévisées de différents pays. Par contre, il faut être au Vietnam pour constater que les productions vietnamiennes tournent délibérément le dos au sang, au crime, à l’horreur et à la guerre. Pour une fois que l’on ne sacrifie pas au voyeurisme. Laissons aux journaux d’informations le soin de nous apporter leur dose quotidienne de souffrances et de problèmes !
Bref, à zapper comme cela, le temps passe vite, et après avoir fait plusieurs fois le tour de mes chaînes, il est temps que je laisse le brontosaure se battre au sabre avec les futurs divorcés qui chantent leur amour perdu, dans le commissariat où dansent des tutus.
Finalement, la télé, c’est le contraire de la crème solaire : l’écran total vous donne un coup de bambou !

Gérard BONNAFONT/CVN

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