Dégage de là !

Au Vietnam, les routes à voies rapides poussent comme des champignons. Mais tout comme le champignon vietnamien est différent du champignon de Paris, la voie rapide vietnamienne a son identité propre.

Voici à quoi ressemble la «bande d’arrêt d’urgence» des autoroutes au Vietnam.
Photo : VNA/CVN


Habituellement, une voie rapide est une voie routière qui permet de circuler rapidement sans rencontrer d’obstacles, sauf imprévus ! Et justement, pour les imprévus, comme les pannes par exemple, il existe, sur les côtés, des voies de dégagement qui ne doivent jamais être encombrées. Sauf que l’expérience d’une journée ensoleillée de janvier peut démontrer une autre application de ce principe.
Le temps clément de ce début d’année m’incite à faire une promenade en famille. Aussitôt proposé, aussitôt accepté ! Et nous voilà, moi, notre fille et ma femme, installés dans cet ordre sur notre moto, pour une longue escapade de 70 km de Hanoi à destination de Kép, un petit bourg de la province de Bac Giang. Je sais que tout Vietnamien qui lit ces lignes peut me considérer comme un tortionnaire qui fait subir à sa famille les pires tortures, en lui imposant une aussi longue distance à moto ! Mais il y a belle lurette que celle-ci a pris l’habitude de ces étranges pratiques occidentales qui consistent à éprouver du plaisir à parcourir de nombreux kilomètres nez au vent, sur des distances que tout Vietnamien normalement constitué ne consent à effectuer que contraint par le travail ou une urgence. Et je dois dire qu’à sept ans, ma fille est déjà bien intoxiquée, puisqu’elle est folle de joie quand elle m’accompagne dans ces randonnées à moto. S’arrêter sous le nez des buffles, lancer du pain aux canards, attraper des grillons et manger au restaurant ne sont sans doute pas étrangers à cette joie !
Berges encombrées
Pour l’heure, nous quittons la banlieue de Gia Lâm, proche de Hanoi, pour nous engager sur la route nationale 5, qui relie la capitale à Hai Phong. Cette autoroute respecte les principes universels de sa dénomination, à savoir : des sens de roulements opposés, à double voie, séparés par des barrières matérialisées, et des bas-côtés délimités par des bandes blanches continues pour s’arrêter en cas d’urgence. Sauf que c’est justement sur les bas-côtés que le bât blesse ! J’ai l’impression que le tout Hanoi s’y est donné rendez-vous…
Tout d’abord, les innombrables vendeuses de petits pains à la française, qui s’alignent comme à la parade avec leurs éventaires en pyramide, en faisant de grands signes de la main pour attirer les éventuels clients. Lesquels, s’ils s’arrêtent, contribuent à engorger encore plus cette fameuse voie de dégagement !
Un peu plus loin, ce sont des «xe ôm» (mototaxi) qui attendent d’hypothétiques voyageurs quittant un bus qui auraient besoin de leurs services pour parcourir les quelques kilomètres qui les séparent encore de leurs maisons.
À quelques mètres de ces stations de taxi motos, on peut d’ailleurs apercevoir un amoncellement de colis et sacs, à l’abri desquels se reposent d’autres voyageurs qui, eux, attendent un bus qui voudra bien les transporter avec tout ce fret pour une lointaine destination.
Mais la vie tumultueuse des bas-côtés routiers vietnamiens ne s’arrête pas là. En effet, passer de la nationale 5 à la voie rapide qui nous entraîne vers Bac Giang n’engendre pas la monotonie. D’ailleurs, curieusement la route elle-même, étant plutôt peu fréquentée, c’est surtout sur les bas-côtés que réside l’animation. On peut y rencontrer une multitude d’activités humaines…
Tenez, regardez ici, ce vélo débordant d’énormes ballots de paille de riz, dont le conducteur, à caractère certainement suicidaire, préfère côtoyer les bus qui le rasent de près, à toute vitesse, plutôt que d’utiliser la petite route mitoyenne qui s’étire paisiblement en contrebas de l’autoroute.
D’ailleurs, en parlant de paille de riz, à cette époque de l’année, on peut se demander si les paysans locaux n’ont pas loué les bas-côtés comme annexe de leurs fermes, tellement il y a de meules et tas qui s’écroulent sur la route, adossés aux barrières de sécurité qui leur servent de tuteurs !
Et maintenant, voyez ceux-là, qui ont arrêté leurs motos pour contempler le spectacle des «nón» (chapeaux pointus) penchés sur les rizières pour repiquer les jeunes plants. Avec le nombre de personnes qui s’arrêtent inopinément pour admirer le paysage ou prendre des photos, un commerce de location de sièges ne risquerait pas la faillite. Sauf écart inopportun d’un camion qui, en roulant sur la bande de dégagement, enverrait spectateurs, sièges et commerçants sur les bas-côtés célestes.
Ensuite, ce sont des voitures qui sont jetées de travers, à cheval sur le bas-côté et la voie de circulation, attendant que leurs passagers se soient soulagés du trop-plein de leur vessie. Lesquels d’ailleurs, dos tourné ou non à la circulation, prennent le temps de cette activité nécessaire, en se préoccupant plus du sens du vent que de l’embarras qu’ils occasionnent à cet effet !
Traversées aléatoires 

Une marchande ambulante de «bánh đa kê» dans la rue.

Maintenant, ce sont des vendeuses de «bánh đa kê» qui, sagement assises sur les bas-côtés, proposent leurs immenses galettes séchées. L’endroit devient terriblement dangereux, car face à cette incitation à la consommation, tout véhicule lancé à toute allure peut subitement freiner violemment pour se rabattre sans clignotant, frôlant vertigineusement vendeuses et galettes, et obligeant les chauffeurs des véhicules suivants à avoir des réflexes de pilotes de formule 1 pour éviter l’emboutissement de deux masses de métal.
Et ce n’est pas fini ! Après les hommes, voici les animaux. Sans doute l’herbe est-elle meilleure à brouter depuis l’autoroute, pour que bœufs et bouvillons viennent risquer leur vie en offrant leur arrière-train au mufle des voitures, tandis que le leur se goinfre de l’herbe rase qui pousse désespérément sous les barrières de sécurité.
Et encore, quand il ne s’agit pas d’un buffle qui décide de quitter son gardien pour retourner chez sa mère, en choisissant la ligne droite, c’est-à-dire, traverser l’autoroute sans chercher à atteindre un pont ou une passerelle. Le genre d’imprévu à ne pas rencontrer en moto, surtout quand on a sa famille à charge !
Il faut noter que la fuite d’un bas-côté pour un autre bas-côté, via la traversée des voies de circulation, n’est pas l’apanage des quadrupèdes. Il n’est pas rare de voir des hommes, femmes ou enfants, qui jouent leur vie à la roulette, en se précipitant d’un bord à l’autre du flot de véhicules, pour atteindre la rive opposée et, bien sûr, pour compliquer encore l’exploit, de la faire en poussant une bicyclette ou les bras chargés de paquets, qui parfois leur échappent en cours de route, ce qui les oblige à revenir sur leur pas, s’arrêter au milieu de la meute hurlante pour relever l’objet de toute leur attention, et reprendre la traversée interrompue, sans se soucier des coups de freins et de klaxons.
Finalement, c’est entre des bas-côtés plus fréquentés que la voie principale que nous rentrons à Hanoi. Où nous retrouvons d’ailleurs, d’autres bas-côtés encore plus encombrés, les trottoirs !

Gérard BONNAFONT/CVN

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