>>Des faubourgs de Hanoi à la couleur rouge
Il y en a qui dérivent et d'autres qui rament... |
Photo : Gérard BONNAFONT/CVN |
J’ai déjà eu l’occasion de témoigner dans ces pages de l’importance de la réputation et de l’apparence pour le Vietnamien. «Bonne réputation vaut mieux que beaux habits». Ce n’est pas ce proverbe vietnamien qui va me détromper ? Autrement traduit, tout plutôt que de perdre la face quitte à se mettre dans des situations qui confinent à de l’entêtement aveugle. J’en veux pour preuve une aventure vécue il y a quelques semaines. Et croyez-moi, tout ce qui suit est absolument authentique !
Le coup de la panne
Fin mars, les beaux jours vietnamiens reprennent leurs places dans l’éphéméride des saisons. Le soleil pointe de nouveau le bout de ses rayons, le ciel remplace son áo dài gris par un d’azur, et le mercure consent à gravir les degrés du thermomètre.
Bref, il doit faire bon venir passer quelques jours par ici, surtout quand on quitte un endroit embrumé et plutôt frisquet. C’est ce que s’était dit ce jeune couple, accompagné d’un enfant de 20 mois, que j’attendais à l’aéroport de Nôi Bài, à Hanoi, ce matin-là.
Sauf que, cette année était une «annus horribilis» pour le Vietnam, côté climat. Après un froid de canard, comme on n’en avait pas vu depuis plus de 60 ans, à faire geler les bambous en montagne et grelotter les palmipèdes locaux, le soleil avait décidé de prolonger ses vacances sous d’autres horizons.
Et plutôt que de faire bonne figure aux visiteurs qui se pressaient dans le hall d’arrivée, le ciel manifestait clairement sa mauvaise humeur. Bruine et brume étaient au rendez-vous.
J’essayais bien d’être optimiste en accueillant mes amis, arguant de lendemains ensoleillés, mais je n’ai pu donner illusion que quelques jours, puisque les lendemains ne cédaient en rien aux veilles grises et humides.
Faisant contre mauvaise fortune, bon cœur, nous avions quand même décidé de maintenir une promenade du côté de Ninh Binh (Nord), histoire d’aller contempler d’un peu plus près les collines karstiques qui donnent au paysage un visage d’estampes japonaises.
Fidèle à mon aversion prononcée pour les masses touristiques, j’avais opté pour une ballade en sampan sur une rivière peu fréquentée, mais qui laisse découvrir un paysage paisible, entre rizières et villages de pêcheurs. Voilà pourquoi, nous sommes installés en familles, les parents et leur bébé, moi-même, mon épouse et ma fille, sous la toiture brinquebalante d’un vieux sampan à moteur, dont le rythme à deux temps semble battre la cadence d’une chiourme invisible.
Pour donner encore plus de charme à cette évasion, loin de l’air pollué de la grande ville, un crachin tisse doucement un rideau humide tout autour de nous, et le brouillard qui masque le sommet des collines semble prêt à nous avaler corps et âme.
Mais qu’importe : les rizières fraîchement repiquées font défiler leur vert tendre de chaque côté de l’embarcation, le bébé emmitouflé commence à s’endormir malgré les exclamations de joie de ma fille à chaque bufflon aperçu sur la rive, les adultes veulent ignorer les gouttes de pluie pour ne voir que le côté magique de la promenade, au point d’oublier le bruit du moteur poussif qui nous propulse lentement vers le village que l’on aperçoit au lointain.
Sauf que de poussif, le moteur devient cacochyme, puis, après quelques expectorations inquiétantes, devient subitement muet. Brusquement, le silence prend possession des lieux : silence des passagers qui n’osent comprendre ce qui arrive, silence du propriétaire du sampan qui ne sait pas ce qui arrive, silence de la campagne que nous avons troublé par notre présence.
Puis, après ces instants de sidération, la vie reprend ses droits. Le pilote du sampan déplace trois planches sur le pont pour engloutir la moitié de son corps dans le compartiment moteur ; les passagers s’interrogent sur la cause de la panne, constatent que nous dérivons, et supputent le temps nécessaire à la réparation. Réveillé par cette agitation, le bébé écarquille les yeux en reprenant pied dans la réalité.
Les cinq premières minutes, chacun apprécie l’incident qui pimente un peu la promenade. Les cinq minutes suivantes, alors que le bateau vient tranquillement s’envaser sur la rive inaccessible à pied, alors que l’autre présente l’avantage d’une route qui pourrait nous ramener au port, l’agacement commence à poindre, d’autant que le bébé exprime à sa manière son envie de poursuivre la croisière fluviale.
Mais, me direz-vous, 5 minutes et 5 minutes font 10 minutes, et que se passe-t-il du côté moteur pendant ce temps ? Et bien, à voir l’agitation de la moitié du corps hors du compartiment moteur et entendre les borborygmes d’une mécanique qui n’en peut mais, il ne se passe rien. Du moins rien de ce que nous aimerions entendre, à savoir, un bon crachotement saccadé, fût-il suivi d’une exhalaison fumeuse, mais qui nous permettrait de retrouver notre puissance de poussée.
Le coût de l’obstination
Impossible de délaisser des régions campagnardes vietnamiennes. |
Photo : CTV/CVN |
Et bien, puisque le moteur refuse de continuer son voyage avec nous, il n’y a qu’à s’en séparer : puisque nous bénéficions de la grâce du téléphone mobile, appelons un autre bateau !
C’est bien sûr ce que je suggère à la moitié de corps dont les bras sont occupés dans le compartiment moteur, mais dont les oreilles sont disponibles. En vain ! Demander du secours serait perdre la face.
Le pilote est responsable de son embarcation, il doit véhiculer les touristes, et envers et contre tout, il les véhiculera, quitte à passer la moitié du temps prévu pour la promenade dans l’huile et dans le cambouis. C’est sa réputation qui est en jeu, et qu’importent nos états d’âme. Je vois poindre le drame : l’entêtement de l’un contre l’impatience des autres.
C’est mon épouse qui sonne la fin de la récréation, en arguant de l’agitation du bébé qui commence à la trouver amère (la situation, pas mon épouse). Argument infaillible : devant un bébé, on peut s’incliner sans risque de perdre la face, au contraire, on gagne en honneur à être sauveur au lieu que persécuteur.
Nous nous attendons à ce que notre cicérone tapote les touches de son clavier téléphonique pour héler un bateau de secours. C’est encore sans compter sur cette importance de ne pas perdre la face !
Notre pilote se saisit d’une gaffe en bois et entreprend de nous ramener au port, nous faisant passer en quelques secondes de promenade en sampan à promenade en gondole. Las ! Après quelques mètres, la perche plie et rompt. C’est trop !
Entre rires nerveux et crispation des mains, nous sommes à deux doigts de rejouer les révoltés du Bounty pour éviter de devenir passagers d’un nouveau radeau de la Méduse. Notre pilote a-t-il senti le danger ? Toujours est-il qu’il ravale son honneur et se précipite sur son téléphone pour faire venir un bateau de secours…
Encore dix bonnes minutes d’attente, et un teuf-teuf rassurant nous avertit que notre croisière va bientôt reprendre. Tandis que notre gondolier redevient mécanicien et retrouve sa dignité en plongeant dans son moteur, nous nous transbordons sur un nouveau sampan.
Après une demi-heure de dérive, nous pouvons reprendre le cours de l’eau, juste le temps d’apprécier la compagnie d’une famille d’oies attirée par ces étranges créatures qui s’invitent sur leur territoire, et le moteur de notre nouveau sampan toussote de façon inquiétante, avant de s’arrêter définitivement.
Pour connaître la suite de l’histoire, vous reprenez votre lecture au moment où le moteur de notre premier sampan avait décidé de prendre des vacances. Bis repetita placent !
En d’autres lieux, la réactivité aurait sans doute été plus rapide, et nous aurions pu profiter d’une heure de croisière en plus. Mais que voulez-vous : «Bonne réputation vaut mieux que beaux habits !».
Gérard BONNAFONT/CVN