Depuis ma plus tendre enfance, j’avais toujours entendu que le pays où j’étais né, la France, était béni des dieux. L’eau y coule en abondance, de rus en fleuves, offrant à boire à volonté aux immenses forêts touffues et aux gras pâturages verdoyants. On me montrait sur l’atlas mondial tous ces pauvres pays qui tiraient la langue sous le soleil, alors que l’eau jaillissait de toutes les fontaines, sources et cascades que je rencontrais. Puis, un jour, je suis arrivé au Vietnam, et là, j’ai découvert ce qu’est vivre avec, sans et dans l’eau.
Pieds dans l’eau
À tout seigneur tout honneur ! Maître riz règne sans partage sur la table vietnamienne. Or, sans eau, pas de riz ! Oui, il y en a parmi vous qui vont me dire : et le riz sur brûlis ? Je vous l’accorde, mais ça représente tellement peu par rapport au riz pieds dans l’eau. Car, ce n’est pas seulement le paysan qui se mouille les orteils pour repiquer, soigner, entretenir sa rizière. Le plant de riz est un avide aqueux. Il lui faut de l’eau en permanence.
Alors, on irrigue en traçant des canaux, ou en faisant monter le précieux liquide par-dessus les diguettes, grâce à la méthode du «panier volant». Non, il ne s’agit pas d’un nouvel OVNI, mais tout simplement d’une technique ancestrale, qui consiste pour deux personnes à se tenir aux extrémités de deux cordes qui portent un panier tressé. En relâchant les cordes, le panier plonge dans un fossé plein d’eau ; en tirant sur les extrémités, les cordes se tendent et font remonter le panier rempli à ras bord, que par une rotation adéquate du buste, on vide dans la rizière supérieure. Bon, ça, c’est pour les deltas, quand c’est tout plat.
En montagne, on utilise un système de roue à godets et de canalisations en bambou. Ou alors, on fait descendre l’eau en cascatelles sur les rizières en terrasse. Mais qu’importe la technique : le riz veut boire, on lui donne à boire ! Et si le riz se plaît par ici, c’est que justement il ne manque pas d’eau.
Goutte à goutte
Manquer d’eau ! La hantise de l’humanité, et la mienne par la même occasion. Car si l’eau arrose copieusement le riz, il arrive parfois qu’elle refuse de m’arroser, surtout le matin. Vous connaissez tous le plaisir d’une bonne douche au réveil, quand on chante à tue-tête sous le jet tiède, chaud ou froid, selon. Shampoing odorant plein les cheveux, crème de douche parfumée moussant sur un corps à peine éveillé, on goûte le délice de l’eau qui crépite sur la peau et nous rince de toutes les scories de la nuit. Sauf que cette fois, le jaillissement perd son entrain et, de pluie, se transforme en gouttelettes, avant de devenir goutte-à-goutte ! J’ai beau secouer le pommeau de la douche, rien n’y fait, l’eau est aux abonnés absents. Le shampoing devient brusquement moins odorant, la mousse devient irritante.
Pieds dans l’eau pour épis avides d’eau. |
C’est là que l’on découvre l’utilité de la grosse citerne qui se trouve sur les toits. Si l’eau a un coup de pompe, il suffit d’allumer justement la pompe pour que la citerne lui redonne de l’allant. Sauf que c’est toujours quand je suis seul dans la maison que mon eau se fait la malle, et que c’est toujours quand je dois descendre, mousseux de pied en cap, que ma voisine choisit d’entrer pour emprunter un ustensile de cuisine, ou que la receveuse de la compagnie des eaux vient me demander de régler ma consommation du mois précédent. De quoi, avoir envie de leur dire d’aller se faire laver ailleurs !
Sous l’eau
L’eau, ce sont aussi les petites mares derrière chaque maison à la campagne, où cohabitent canards, poissons et moustiques, les premiers passant leur vie à chasser les derniers. L’eau, ce sont ces grands fleuves qui, tels des dragons endormis, étirent langoureusement leurs méandres pour mieux bondir hors de leurs lits dès les premières grandes pluies. L’eau, c’est la mer qui enserre le pays d’une étreinte salée. L’eau, ce sont ces cascades qui dégringolent le long des falaises, en creusant des ravines dans la forêt. Ici, elle clapote, ruisselle, coule, jaillit, suinte, dégouline, stagne, gicle. Elle est comme un animal aux multiples tentacules qui s’insinuent partout. Mais elle est capricieuse, et n’en fait qu’à sa tête. Elle en fait même parfois trop ! Dans ces moments-là, elle nous tombe sur la tête sans aucune retenue. En l’espace de quelques instants, c’est le ciel qui se liquéfie et nous engloutit. Les rues se transforment en fleuves, et les vêtements en serpillières.
Et, même si je l’ai déjà dit, je le répète, c’est à ce moment que je ne peux m’empêcher d’admirer la capacité d’adaptation du Vietnamien. Là où un Occidental, habitué à croire que tout peut se maîtriser, y compris la nature, se mettrait à vitupérer contre cette météo qui ne respecte rien, le Vietnamien s’arrête sous un arbre, enfile un poncho, se couvre d’une bâche ou met sa veste sur la tête, et continue sa route. Il trace son sillage après avoir tracé son chemin !
Et puis, quand le calme revient, il enlève son poncho ou sa bâche, et poursuit sa route comme si de rien n’avait été. Les enfants profitent des creux emplis d’eau de pluie pour patauger ou se baigner, avant que le soleil n’assèche leur piscine provisoire.
Il est vrai que parfois l’eau devint cruelle et emporte maisons, bêtes et hommes, dans de dramatiques inondations. J’ai déjà évoqué ici le courage dont savent alors faire preuve les Vietnamiens contre cette eau qui d’alliée devient ennemie !
En même temps, ces colères de l’eau ne méritent pas qu’on la méprise. Oui, le Vietnam est un pays d’eau, mais elle n’est pas inépuisable, et ma douche est là pour me le rappeler.
Alors, tant pis si ma moto est un peu poussiéreuse, j’attendrais que le ciel en ait pitié, plutôt que de transformer ma ruelle en rivière savonneuse !