Balade en deux roues pour quatre pieds... |
Photo : Gérard/CVN |
Ne vous y fiez pas ! Si, en théorie, un véhicule à deux roues est destiné à transporter une ou deux personnes, au Vietnam, la moto transporte souvent plus de choses qu’un véhicule à quatre roues. Le spectacle est permanent, surtout en cette période où les kumquats du Têt décident de se dégourdir les racines, en s’offrant des balades en «xe ôm» (moto-taxi) pour rejoindre leurs nouveaux logis. Meubles, arbres, animaux vivants ou morts, famille nombreuse ou bande de copains, tout peut s’entasser sur les minuscules mobylettes qui sillonnent rues et routes. D’ailleurs, je ne crois pas si bien dire, regardez !
Meubles errants !
Une des rues du vieux quartier de Hanoi : une armoire plane au-dessus des véhicules. Vous pensez qu’un démiurge lui a donné vie, la transformant en golem de bois, capable de changer de file, de s’arrêter aux feux, et d’atteindre sans se tromper l’adresse de l’heureux client qui aura le plaisir d’avoir une armoire intelligente dans sa chambre à coucher. Si l’on s’approche, on constate que sous l’armoire il y a une roue (si on la voit de derrière) ou deux roues (si on la voit de profil). Et c’est d’ailleurs la vue de profil qui nous permet de découvrir la curieuse symbiose humano-mobilière qui permet à notre armoire de traverser la ville à petite vitesse. En effet, derrière le conducteur se trouve un passager, tourné vers l’arrière et qui tient entre ses deux bras largement étendus, notre armoire promeneuse. Obèses s’abstenir ! Et quand on connaît le poids d’une armoire et sa prise au vent, on ne peut qu’admirer la prouesse physique du teneur d’armoire qui doit sans cesse réguler l’équilibre de la masse imposante, pour contrebalancer les à-coups de la circulation. Mais il n’y a pas que le mobilier que l’on transporte à moto. Ainsi l’autre jour, j’ai eu une grande frayeur, lorsque dans un virage, je me suis trouvé face à face avec moi-même ! Je dois avouer que lorsque je roule, surtout si la circulation est rare, il m’arrive souvent de m’évader par la pensée, en réfléchissant dans un certain nombre de domaines aussi variées que la condition humaine, les pathologies mentales, le discours de la Raison de Descartes, ou ce que ma femme va bien pouvoir me préparer pour le dîner !
Il m’arrive donc d’être face à moi-même, intellectuellement parlant, lors de ces soliloques mentaux. Rien d’inquiétant n’en somme ! Mais là, dans ce virage, c’est bien mes yeux ébahis que mon regard ahuri contemple, c’est bien ma face hébétée qui me fait face ; c’est bien le devant de ma moto qui se précipite sur l’avant de ma moto. Coup de frein avant l’inévitable télescopage de moi-même avec moi-même, juste le temps de réaliser que tout ceci n’est pas un cauchemar, mais simplement mon reflet dans un miroir de deux mètres de haut, qu’un livreur en moto a installé derrière lui, posé sur son dos, en le faisant tenir verticalement par un astucieux montage de sangles. J’espère d’ailleurs pour lui qu’il n’éprouvera pas une brusque démangeaison entre la dixième et la onzième vertèbre. Essayez de vous gratter avec un miroir dans le dos !
Livraisons urgentes !
Omelette en promenade ? |
À peine ai-je évité de m’éparpiller en mille morceaux, que mon attention est fascinée par un mur de fleurs, qui me bouche la vue. Certes, le tableau est agréable de voir ces jonchées multicolores empilées les unes sur les autres, glissant suavement dans les embarras routiers. Certes, l’odeur de ces fleurs, fraîchement coupées, chatouille mon odorat mis à mal par la pollution ambiante. Mais mon plaisir sensoriel est quelque peu troublé par l’impossibilité que j’ai de voir devant moi, et l’obligation de faire confiance à ce char fleuri, dont je ne vois même pas la tête du conducteur, pour savoir si la route est dégagée ou non. Profitant d’un creux dans le flot des véhicules qui viennent en sens inverse, je double fleurs et fleuriste, et aussitôt ma roue avant tutoie dangereusement un long serpent de plastique et d’acier qui s’agite devant moi. En fait, de reptile, il s’agit simplement de tringles de trois mètres de long, dont cinquante centimètres reposent sur la selle d’une moto, et les deux mètres cinquante restant ondulent derrière, à quelques centimètres de la chaussée, au rythme des aléas de la circulation. Mes réflexes me permettent d’éviter la perforation radiale (autrement dit la crevaison du pneu !), et je me dis que j’ai surmonté le pire.
Que nenni ! Au feu rouge, alors que j’attends paisiblement le passage au vert, observant attentivement le décompte qui nous fera tous bondir en avant, je sens quelque chose mâchonner ma jambe gauche : c’est un énorme cochon rose et noir, qui, vautré sur le dos, en travers de la selle de son propriétaire, a trouvé appétissant ce bout de jambon qui ne lui appartient pas ! Sans doute souhaite-t-il également susciter ma compassion pour le manque de confort de son berceau de transport en bambou ! M’écartant du porcin stressé par un avenir hypothétique, je sens des picotements sur ma jambe droite : ce sont les becs de dizaines de canards suspendus à la selle, au guidon, au cadre d’une moto, qui me signalent qu’ils aimeraient peut-être se trouver dans leur mare natale, plutôt que sur une avenue embouteillée d’une grande ville. Mâchouillé à gauche, piqueté à droite, je m’extirpe par le centre, en suivant… une table qui, les quatre pattes en l’air, se laisse mener nonchalamment vers on ne sait quelle destination.
Je sens ma raison vaciller : il est temps de rentrer ! Je pousse un soupir de soulagement en pénétrant dans ma ruelle... Soulagement de courte durée : ma femme m’attends pour que nous allions chercher ma fille à l’école, en compagnie de sa tante, avant d’aller au supermarché pour faire des provisions pour la semaine !
Il est des moments où j’aimerais pouvoir garer une voiture dans mon salon, le soir !
Gérard BONNAFONT/CVN