Nourri au sein du raisonnement cartésien, j’ai toujours appris que prudence est mère de sûreté. À tel point que telle une camisole moderne destinée à contenir mon inconscience naturelle, ceinture, harnais et autres instruments de protection, était devenue le prolongement de moi-même. Et naïvement, je pensais que ce sacro-saint principe était universellement répandu et reconnu. Heureusement que je suis venu vivre au Vietnam pour que mon esprit borné au rationalisme occidental puisse enfin s’ouvrir à d’autres horizons. Oh, ce n’est pas en une journée que j’ai découvert qu’ici, un et un, ça ne fait pas toujours deux. Tout s’est passé de façon insidieuse…
Pourquoi s'en faire ?
Ça a commencé par une découverte extraordinaire. Ici, à plusieurs milliers de kilomètres de mon Paris natal, le concept d’universalité de la gravité en a pris un sacré coup, quand j’ai vu la façon dont on pouvait transporter un réfrigérateur sur une moto. Là-bas, du côté de la Seine, on consacre plusieurs minutes à greffer l’objet au porte-bagages, à grand renfort de tendeurs. Ici, loin de tout ce temps perdu. On pose le carton sur la selle, un petit ballant de gauche à droite pour vérifier que tout est en équilibre, et on démarre à fond pour livrer le plus vite possible. Tout au plus, les plus anxieux conduisent-ils d’une main, tandis que l’autre maintient nonchalamment le colis passager pour lui éviter de se faire la malle dans des virages un peu prononcés. Et ça marche… ou plutôt ça roule. Quand je vois le nombre de ballots, paquets, paquetages et autres fourniments qui voyagent ainsi sans tomber, force m’est de constater que la pomme de Newton ne venait certainement pas du Vietnam !
Puisque je te dis que ça tiens...! |
La deuxième surprise est venue, en voyant la façon dont se remplit tout ce qui peut contenir des êtres humains. Par exemple, l’ascenseur. Tout le monde sait que dans ce genre de moyen de locomotion, il y a un poids et une contenance limites à ne pas dépasser sous peine de descendre plus vite que l’on n’est monté. Or, combien de fois me suis-je trouvé, hôtel, magasin ou administration dans une foule attendant impatiemment que n’arrive l’ascenseur susceptible de nous emporter au 7e… étage ! À peine les portes s’ouvrent-elles que le troupeau humain se rue dans la cabine, les derniers poussant les premiers, sans souci des contingences de remplissage. Inutile de faire référence au panonceau apposé dans l'habitacle qui annonce le nombre et le poids limites transportables. Tant que ça tient, ça rentre ! Refusant d’expérimenter la chute d’un corps contenant des corps, je me suis toujours abstenu de jouer au mouton de panurge, attendant stoïquement le prochain retour de l’appareil. Et, heureusement pour les passagers, jamais la descente n’est précipitée. Comme quoi la notion de charge utile devient ici totalement inutile !
Tout ira bien
Et les ahurissements se sont enchaînés…
Je me souviens des premiers pas de ma fille. Tant qu’elle s’exerçait à la bipédie sur le plancher du salon, mon cœur de père jubilait de fierté. Mais dès qu’elle eût découvert qu’il était très amusant de monter seule au 3e étage et de passer la tête entre les balustres de la rampe pour saluer son papa 10 m plus bas, ce même cœur s’emballait de terreur. Quand j’ai communiqué mon angoisse à sa mère, mon épouse, je m’attendais à ce qu’elle m’encourage dans la décision que j'avais prise : mettre une barrière à chaque étage, des cordes entre toutes les balustres, un filet pare-chute, et d’autres mécanismes de sûreté qui auraient transformé l’escalier en terrain de jeu pour crèche plutôt qu’en piège perfide et mortel. Qu'elle n’a pas été ma stupéfaction quand, de sa voix tranquille et douce (celle qui m’a séduit...), elle m’a répondu que je ne devais pas m’inquiéter, et que si elle devait tomber, tout ce que j’entreprendrais ne servait à rien, alors que si elle ne devait pas tomber, il n’y avait aucune raison que je m’affole ! Bref, pourquoi perdre du temps et de l’énergie à installer des systèmes de sécurité qui, de toute façon, ne serviront à rien… Inutile aujourd’hui que j’évoque avec elle l’hypothèse du danger auquel a échappé notre progéniture : puisque ma fille n’est pas tombée, impossible d’envisager qu’elle eût pu tomber !
D'ailleurs, la langue vietnamienne ne s'embarrasse pas des nuances de temps qui font la terreur des écoliers français. En effet, si ceux-ci doivent décliner le passé en dix temps, le vietnamien se contente de quatre temps : passé proche, passé proche accompli, passé lointain et passé lointain accompli. Loin du conditionnel passé ! Pourquoi s'embêter effectivement, à supposer que cela "aurait pu arriver" ? Le regret de ce que l'on n'a pas eu ou la peur rétrospective devient ainsi inutile.
Advienne que pourra…
C'est pourquoi, depuis bien longtemps, j’ai jeté le principe de précaution aux orties et que je ne m’étonne plus de voir des ouvriers travailler à 30 m de hauteur, en équilibre sur une planche d’échafaudage, sans le moindre harnais. Je ne suis plus surpris de voir des chauffeurs prendre leurs virages totalement à gauche, sans visibilité. Je ne m’émeus plus quand je vois des tabourets en plastique installés dans le couloir, entre les rangées de siège pour remplir les bateaux, tant qu’il y a du monde… Je ne m’étonne plus non plus de voir le nombre inquiétant d’accidents de toutes sortes, mais… puisque ça devait arriver !!! Et s’il existe un proverbe que le Vietnamien applique à la lettre, c’est bien «Trop de précautions nuit !», sans doute parce qu’il sait «qu’il faut toujours avoir deux cordes à son arc»…
Et justement, parce que le principe de débrouille prévaut sur le principe de précaution, cette attitude que l’on pourrait croire inconsciente permet de réaliser des choses fantastiques et de traverser les épreuves avec une force de conviction qui manquent souvent à beaucoup d’Occidentaux. Et c’est sans doute indispensable quand il faut affronter des typhons, des inondations, des glissements de terrains et autres gracieusetés dont Mère Nature ne se prive pas d’offrir à ce pays.
Attention donc à ne pas confondre fatalisme et résignation !
Gérard BONNAFONT/CVN