Marche impossible

Les temps changent, au Vietnam comme ailleurs. Les villes se modernisent, les voitures envahissent les rues. Et pourtant, il reste des espaces encore à conquérir.

Il y a plusieurs années de cela, j’avais fait part, lors d’une de mes tranches de vie, de mon expérience de piéton à Hanoi : un véritable parcours du combattant qui nécessitait, plusieurs années plus tard, autant d'agilité que de réflexes.

Cette année, j’ai voulu réitérer l’expérience, à savoir, parcourir 1.400 m (700 m aller et 700 m retour) en moins de 20 mn pour rapporter à mon épouse un certain nombre d’ingrédients pour le repas familial, dont, une douzaine d'œufs achetés en vrac ! Le résultat est édifiant.

Slalom urbain

J’ai fait un rapide calcul : ma femme a besoin, dans les 20 mn, d’un certain nombre d’ingrédients pour le repas familial. Comptons 5 mn pour faire les achats, à condition de ne pas trop marchander et de ne pas tomber à l’heure de pointe, il me reste 15 mn pour parcourir 1.400 m aller et retour. Soit une vitesse de marche de près de 6 km/heure, qui est proche de la vitesse dite de la marche rapide. C’est donc, dents serrées, mollets allègres, regard fier, que j’entame mon trajet, bien décidé à relever le défi que je me suis imposé.

Cinq secondes depuis le départ : peu de vent, «ngo» (ruelle) dégagé, les semelles adhèrent bien au sol, la vitesse augmente régulièrement. Une minute depuis le départ : j’ai parcouru les 100 m de mon «ngo» à une vitesse redoutable.

Une minute et deux secondes depuis le départ : j’arrive sur la rue.

Une minute, deux secondes et quelques centièmes : coup de frein brutal. Des «xe ôm» (mototaxi), en attente de passager, sont allongés sur leurs motos (il n’y a que les «xe ôm» pour pouvoir faire ça), et ont transformé le trottoir en parking à deux roues. Je suis obligé de descendre sur la chaussée. Ma vitesse moyenne en est considérablement ralentie, car je dois slalomer entre les trous qui parsèment la chaussée, près à m’assurer une luxation de la cheville, tout en évitant les voitures et les motos qui me frôlent.

Des «xe ôm» (mototaxi), en attente de passager, sont allongés sur leurs motos.

Deux minutes depuis le départ, et j’ai déjà du retard sur l’horaire. Vite, je dois rattraper le temps perdu. Je remonte sur le trottoir, et donne un coup d’accélérateur à mes mollets. Las ! À peine 10 m de parcouru, et je me heurte à des consommateurs de «pho» (soupe traditionnelle vietnamienne), installés autour de petites tables, en plein milieu de mon trajet. Bien obligé de ralentir, sous peine de créer une apocalypse gastronomique. Imaginez ! Un étranger déboulant à toute allure et envoyant bouler, dans un tumulte indescriptible, bols de «pho», avaleurs de «pho», marmite de «pho», et vendeuse de «pho».

Avec la vague impression qu’un tel crime contre une des traditions les plus fortement ancrées dans la culture vietnamienne me vaudrait plusieurs années de déchéance nationale, avec travaux d’intérêts collectifs au plus profond de la jungle, je décide de contourner l’obstacle, avec force «Xin lôi» (Pardon) accompagné de mon meilleur sourire. Sourire qui n’est que façade, car je viens encore de perdre du temps, et je suppute déjà que mon parcours risque de se terminer en une course effrénée.

Mais à peine ai-je envisagé cette alternative que mon pas est de nouveau ralenti par un atelier de soudure à l’arc installé sur ce satané trottoir qui décidément sert de plus en plus à tout faire, sauf à y déambuler sereinement.

Au moment où je veux descendre sur la chaussée pour éviter de recevoir des gouttes de soudure et des étincelles sur les jambes, je dois stopper mon élan, sous peine d’être écrasé par un bus qui, klaxon hurlant, me signale qu’il est très gros et très pressé, et que je suis beaucoup moins solide que lui.

En outre, inutile d’espérer repartir dans la seconde qui suit : la cohorte d’étudiants en uniforme qui en descend m’en empêche aussi sûrement qu’un mur de forteresse du XVe siècle.

S'écraser ou se faire écraser

Quatre minutes depuis le départ, et je n’ai parcouru que 250 m depuis chez moi. Ma vitesse est considérablement inférieure à celle requise pour dépasser le record d’autrefois.

Tant pis, la horde universitaire éloignée, je pars au petit trot… pendant 20 m. Là, devant moi, des vendeuses de fruits et de fleurs ont cru bon d’installer leurs éventaires. Et déjà, de nombreux badauds s’agglutinent pour négocier au meilleur prix. Vite, il faut éviter les pyramides de fruits et les monceaux de fleurs, descendre de nouveau sur la route de plus en plus encombrée de véhicules qui, pour se croiser, repoussent le piéton sur un trottoir, lui-même encombré de tout sauf de piétons. C’est la quadrature du cercle ! S’écraser ou se faire écraser, telle est la question.

Chargé de famille, je choisis prudemment la première solution, et je décide de remonter sur le trottoir en adoptant une allure de tortue. Mon tachymètre est proche du zéro. Je piétine derrière de vénérables «» (dames), chargées de provisions, qui, même si elles trottinent, ont une vitesse de pointe extrêmement réduite. Je slalome entre les motos qui s’alignent sagement devant de pancartes «Interdiction de garer les motos sur le trottoir».

Trottoirs encombrés, chaussée à tout faire !
Photo : Gérard/CVN

Dix minutes depuis mon départ. J’arrive d’un pas traînant au marché. J’ai beau acheter cannelle, sel, huile et œufs en vitesse. Je sais déjà que mon retour verra l’anéantissement total de mes espoirs.

Même si je change de trottoir, il me faudra zigzaguer entre les motos immobiles, celles qui montent brutalement sur le trottoir et pilent devant un magasin pour que leur conducteur puisse y effectuer ses achats.

Il me faudra aussi éviter les enfants qui courent devant leur nourriture, pourchassés par une maman bien décidée à leur faire avaler jusqu’à la dernière bouchée de leur repas.

Il me faudra encore éviter les artisans qui agrandissent temporairement leurs ateliers sur les espaces réservés aux piétons.

Et pour couronner le tout, il faudra faire attention aux chantiers qui poussent comme des champignons, creusant de véritables canyons dans le bitume, qu’il faut traverser en équilibre sur une planche vermoulue.

J’y vais quand même, et en courant sur la route cette fois-ci. 700 m de course entre de multiples véhicules bien décidés à me faire la peau. Les oreilles bourdonnantes des klaxons ininterrompus qui sanctionnent ma folie, j’arrive dans mon «ngo». Le terrain est enfin libre, j’accélère.

J’ouvre la grille, et je regarde ma montre : rien n'a changé ! J'ai encore mis plus de 20 mn pour faire 1.400 m, en tentant de survivre entre trottoirs surchargés et chaussée saturée. Si, cette fois-ci, je n'ai pas cassé les œufs.

Je renouvelle l’expérience dans sept ans, mais en attendant, il y a une chose dont je suis sûr : ici, les trottoirs ne sont pas faits pour les chiens, ni pour les piétons !

Gérard BONNAFONT/CVN

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