Trajectoire incertaine

Je respire une dernière fois à fond et, d’un geste résolu, attache mon casque et ferme ma veste de cuir. Non, je ne pars pas au combat. Je fais pire : je tente de rentrer chez moi. Après la traversée de Paris, je vous offre la traversée de Hanoi.

Avant d’habiter au Vietnam, comme tous ceux qui ont l’habitude de fréquenter les stations souterraines de métropolitain, matin et soir, avec une régularité de métronome, je savais que chaque soir, hormis l’incident de parcours, la trajectoire serait toujours la même, bien lancée sur deux rails monotones qui rythment le fameux leitmotiv : «métro-boulot-dodo». Et quand, remontant à la surface, je poursuivais mon chemin balisé : passages cloutés, boulangerie, bureau de tabac, etc. jusqu’à mon foyer, je poussais le même soupir d’aise ponctuant une journée bien remplie.

Je ne suis pas le seul à vouloir rentrer chez moi.
Photo : Gérard/CVN

Au Vietnam, excepté que le métro n’existe pas encore, c’est le fait d’avoir su m'adapter à la traversée de la ville pour regagner mes pénates qui pourrait me faire pousser un soupir de soulagement.

Proie facile

En cette soirée de printemps, enfourcher ma moto et enchâsser ma tête dans le casque ne me prennent que quelques secondes, avant de rejoindre le flot de véhicules, qui partagent la même préoccupation que moi : rentrer chez soi.

Avenue Lý Thái Tô, à Hanoi.

Pour le moment, l’avenue Lý Thái Tô, d’où je viens, me fait bonne figure. La proportion de motos qui roulent sans lumières ou qui circulent à contresens est encore raisonnable, et les lumières des enseignes ou des vitrines permettent de distinguer les silhouettes qui s’élancent d'un trottoir à l’autre en zigzaguant entre les véhicules. Main légère sur les gaz, frein prêt à servir, champ visuel à 180°, rien que de très normal pour circuler dans le coin !

Sauf que, justement, ce fichu champ binoculaire à 180° est comme l’intelligence ou le bon sens : ce n’est pas la chose la plus répandue. Tous ceux qui se sont frottés à l’apprentissage de la lecture rapide savent bien les difficultés qu’il y a à vouloir élargir son champ visuel de façon à englober le plus de mots possibles en une seule fois. L’exercice à moto est encore plus complexe, puisqu’il s’agit, sans tourner la tête d’un côté ou l’autre, d’apercevoir ce qui vient de droite et de gauche, tout en ayant le regard fixé sur ce qui est devant, sans oublier de percevoir ce qui vient derrière !

Les éthologues considèrent que ce sont les proies qui ont la particularité de pouvoir bouger leurs yeux pour disposer d’une vision à 360°, notamment certains oiseaux. Alors, je dois être un drôle d’oiseau, car proie je suis ! Proie de prédateurs d'autant plus terrifiants que, contrairement aux prédateurs habituels qui doivent développer une forte vision stéréoscopique, destinée à leur faire apprécier au mieux la distance qui les sépare de leur proie, les prédateurs à deux roues ou quatre roues ont tendance à ne pas voir plus loin que leur nez. Les voyant jaillir devant, derrière, giclant des rues de traverse, je me prends à prier qu’ils soient dotés, telles les chauves-souris, d’un système de sonar à ultrasons, leur permettant d’éviter l’obstacle conséquent que ma moto et moi-même représentons. Quoique à bien y réfléchir, le klaxon a sans doute cette utilité !

Rue Lò Su, à Hanoi.

Par miracle, je croise la rue Trân Nguyên Han et négocie Lò Su, sans encombre, pour arriver sur Nguyên Huu Huân. Et là, nouvelle épreuve à ma faculté d’adaptation : la largeur de la chaussée diminue, les voitures garées sur les côtés augmentent, et l’arrivée d’un bus ajoute de la stratégie à la conduite.

Asphyxie ou écrasement

En effet, il faut à la fois éviter, outre les imprévus précédemment exposés, le blocage intempestif et irrémédiable derrière une voiture à l’arrêt, l’asphyxie par inhalation des gaz d’échappement du bus et le compactage inéluctable entre le - dit bus et le trottoir. Combien de fois, alors que j’étais néophyte dans l’art de la circulation au Vietnam, je me suis retrouvé coincé à chaque arrêt de bus entre un monstre de plusieurs tonnes et plusieurs quintaux de chair humaine se précipitant ou s’expulsant du ventre du monstre ! Depuis, j’ai appris qu’il ne faut jamais se laisser doubler par un bus ! Et comme au rugby, il faut toujours chercher le côté ouvert, sauf que si sur un terrain il y a au maximum 15 joueurs, dans cette satanée rue nous sommes beaucoup plus nombreux à aller nous enfermer du côté ouvert ! Entre la nasse et l’anoxie, je choisis la nasse, et me glisse à petits coups parmi mes congénères, pour débouler sur Trân Nhât Duât, juste sous le pont Chuong Duong.

Mais attention, pour prendre l’avenue qui borde la splendide mosaïque du millénaire, ce n’est pas gagné. Il faut que je lutte contre la pression centrifuge de dizaines de véhicules, qui tend à me ramener sur la droite, alors que je veux aller sur la gauche. Une prière à mes ancêtres, un zest d’audace pour passer entre le mufle d’un gros quatre-quatre et l’arrière d’un énorme camion, un peu d’habileté pour éviter de renverser le vélo qui surgit sur ma droite, un rien de technique pour ne pas basculer sur la moto qui me colle à gauche, un coup d’accélérateur, un coup de rein, un coup de chance, et me voilà sorti de la mêlée. Pour autant, ne pas relâcher la pression, notamment en arrivant près du pont Long Biên.

Avant, quand les motos et les vélos régnaient sur le bitume, on pouvait voir de loin les énormes charges sous lesquelles s’agitent deux jambes humaines. Maintenant c’est au dernier moment que des ballots brinquebalants entassés sur le dos des porteurs, surgissent à l’improviste entre les voitures, les minibus ou les camions.

Après avoir échappé à la collision de dizaines de kilos de riz en sacs, destinés au marché Đông Xuân, je profite d’un petit air de liberté sur Yên Phu, tout en gardant un œil vigilant sur les chalands qui ralentissent et s’arrêtent brutalement pour acheter les fruits que des marchandes à vélo, installées sur la rue, proposent en de larges éventaires. Coup de chance, à cette heure, la rue An Duong ne paraît pas trop encombrée, hormis les enfants habituels qui la considèrent comme leur cour de récréation ! L’occasion de vérifier encore une fois l’ingéniosité sans bornes des Vietnamiens.

En effet, les nombreux dos d'âne qui incitent à ralentir pour épargner les bambins joueurs ont été cassés en leur milieu pour être franchis, sans ralentir, sans doute pour fluidifier la circulation ! Le problème est que la place est juste suffisante pour un véhicule, ce qui conduit à des joutes où deux motos se foncent dessus en espérant être le premier sur l’étroit passage.

Quand je vous le dis qu’ici, pouvoir se déchausser au seuil de sa maison est toujours mérité…

Gérard BONNAFONT/CVN

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