Le roman Tat dèn (Quand la lampe s’éteint) de Ngô Tât Tô a été réédité à plusieurs reprises depuis sa première publication en 1939. |
Nous reproduisons ci-dessous deux chapitres de son chef-d’œuvre Tat dèn (Quand la lampe s’éteint, traduction Lê Liên Vu et Georges Boudarel). C’est un livre amer et sombre dépeignant la vie d’une paysanne vietnamienne sous le double joug colonial et féodal.
Tat dèn (Quand la lampe s’éteint)
(Son mari arrêté et maltraité par les autorités villageoises pour n’avoir pas pu payer la capitation à l’administration coloniale, Madame Dâu dut vendre sa fille et ses chiots à M. le Représentant du peuple Quê afin d’avoir de quoi racheter la liberté de son mari).
… Les larmes de la mère tombaient une à une sur les dalles de la véranda cependant qu’elle s’appliquait à dénouer la lanière qui fermait le panier. Quand elle eut posé le couvercle sur le plancher, le conseiller s’accroupit à côté d’elle et prit les quatre chiots l’un après l’autre, par la nuque. Il leur examina les oreilles, les yeux, la langue, les pattes, le ventre, la queue et la poitrine, s’attardant parfois à en caresser un pour apprécier son poil. Il regarda ensuite la chienne pendant un long moment d’un œil de connaisseur. Un instant après, un peu radouci, il rentra s’asseoir en tailleur sur le lit de camp.
«Montre-moi l’acte de vente !», dit-il à Madame Dâu.
Elle retira le papier de son corsage, et s’inclinant respectueusement, le posa sur je lit de camp. M. le Représentant du peuple se borna à examiner minutieusement le cachet du chef du village. Quand il l’eut assez regardé en tous sens, il se tourna vers un petit domestique :
- Va me chercher quelques bols de riz froid et apportes-en suffisamment pour que je voie comment mangent ces chiens.
Après un «oui» respectueux, nettement articulé, le garçon courut à toutes jambes jusqu’aux dépendances.
Madame Dâu et sa fille, blotties l’une contre l’autre, se tenaient respectueusement à l’écart, assises au pied d’une colonne, et se regardaient de leurs yeux baignés de larmes. Les quatre petits chiens s’étaient hasardés jusqu’au bord de la véranda, et cherchaient du museau les mamelles de leur mère. À les voir, M. le Représentant du peuple se sentit tout ragaillardi :
- Regardez un peu, dit-il à sa femme. Aucun n’a la queue droite, n’est-ce pas ?
- C’est ce qu’il me semble. Je crois bien que vous avez raison, lui répondit madame.
Tat dèn a été traduit en français par Lê Liên Vu et Georges Boudarel. |
Comme le petit domestique revenait des dépendances avec un panier plein de riz froid, le Représentant du peuple dit à la mère et à la fille de porter les chiens à l’autre bout de la véranda. Il sortit lui-même à petits pas pressés, prit le panier à deux mains et distribua un bol de riz à chaque chiot. Madame Dâu avait dit vrai, les petits prenaient déjà du riz. Leur mère seule, comme lasse et soucieuse, ne mangea que du bout des dents et se coucha. Monsieur le Représentant du peuple regardait maintenant Madame Dâu d’un air doux et sociable.
- Où as-tu acheté la chienne ?
- Monsieur, c’est ma mère qui l’a apporté de Lào Cai !
- Ah ! C’est donc ça ! Elle doit venir de Chine, c’est la race de Mongtseu. Ce n’est pas ici qu’on pourrait trouver là pareille !
Madame s’empressa de s’attribuer le mérite de cette bonne affaire :
- Beaucoup de gens m’avaient dit qu’ils avaient une chienne très intelligente, c’est pourquoi ce matin j’ai cherché à la leur acheter à tout prix. Sinon qui serait assez fou pour s’embarrasser de toute une nichée de chiots qui viennent seulement d’ouvrir les yeux. Comment les trouvez-vous, ces quatre petits ?
M. le Représentant du peuple fit un signe de tête affirmatif.
- Jolis tous les quatre !, grommela-t-il. Chacun a son genre : l’un a une griffe surnuméraire, l’autre est tigré, un autre tout noir et le quatrième a les pattes tachetées «à la manière des fleurs d’abricotier». Ils ont tous l’oreille basse, le museau court, la langue tachetée de noir, l’œil bridé en feuille de figuier des pagodes. Vraiment ils sont très jolis !
Une histoire sur la vie misérable d’une paysanne vietnamienne qui a dû vendre sa fille et ses chiots pour avoir de quoi racheter la liberté de son mari. |
Puis il revint s’asseoir en tailleur sur le divan du salon et tira une bouffée de la pipe à eau.
- Plus on s’y connaît et plus on vous dérange, dit-il en remuant légèrement les cuisses d’un air visiblement satisfait. Au chef-lieu, le préfet Dang, le conseiller Bùi, le secrétaire Tiên et le mandarin honoraire du 9e degré Xung savent que je suis fin connaisseur, et ils ont tous insisté pour que je leur en achète un. Mais j’apprécie beaucoup le chiot tout noir et je veux le garder pour nous. Cette espèce de chien porte bonheur…
- Vous n’avez pas de chiens de reste pour en donner. Si ces messieurs veulent un bon chien, ils n’ont qu’à payer, sinon je les garde tous !
- Nous en avons quatorze. À quoi bon en élever encore ? Où prendrons-nous le riz ?
- Je les élève pour garder la maison. Ca vaut mieux que de nourrir des domestiques. Une quinzaine de chiens pour une demeure comme la nôtre, croyez-vous que ce soit trop ?
Puis elle éclata de rire en montrant Madame Dâu :
- Pour élever mes chiens, il en coûte plus que pour nourrir toute ta famille !
Huu Ngoc/CVN