Les chiots et l’enfant

Ngô Tât Tô est une exception dans notre littérature. Sorti du moule de la scolastique confucéenne orthodoxe, il s’est pourtant donné un esprit analytique et critique, se dotant d’un style clair et connu.

>>Les chiots et l’enfant (Suite du numéro 12)

Issu d’une famille de lettrés pauvres de Bac Ninh, province limitrophe de Hanoi, Ngô Tât Tô (1892-1954) appartenait à la dernière génération d’intellectuels formés à l’école traditionnelle et la première génération d’écrivains réalistes dont il était l’un des représentants les plus remarquables. Il fit ses débuts dans les lettres comme journaliste et traducteur littéraire.

 

Des oeuvres littéraires de Ngô Tât Tô mises en vente dans une librairie à Hanoi.

Mettant sa plume au service du peuple, il a lutté courageusement contre le régime oppresseur de colonialistes et des féodaux. Il participa activement à la Résistance nationale (1946-1954).

Ses œuvres principales sont : Tat dèn (Quand la lampe s’éteint, roman, 1939), Lêu chong (Le lettré au concours triennal, roman, 1941), Viêc làng (Affaires du village, reportage, 1941).

Nous reproduisons ci-dessous deux chapitres de son chef-d’œuvre Tat dèn (traduction Lê Liên Vu et Georges Boudarel). C’est un livre amer et sombre dépeignant la vie d’une paysanne vietnamienne sous le double joug colonial et féodal.

Tat dèn (Quand la lampe s’éteint)

(Son mari arrêté et maltraité par les autorités villageoises pour n’avoir pas pu payer la capitation à l’administration coloniale, Mme Dâu dut vendre sa fille et ses chiots à M. le Représentant du peuple Quê afin d’avoir de quoi racheter la liberté de son mari).

… Le soleil qui se couchait à l’horizon jetait des reflets d’or sur la cime des bambous. Des pies jacassaient dans le carambolier. Sur l’aréquier, des moineaux piaillaient.

Debout au milieu de la cour dallée, M. le Représentant du peuple Quê frisait ses moustaches en contemplant deux pigeons qui roucoulaient devant le colombier. En voyant entrer Mme Dâu et sa fille, il se renfrogna :

- Pourquoi arrivez-vous si tard toutes les deux ? Vous faites attendre les gens une éternité ! On ne peut avoir affaire à vous sans prendre une crise de nerfs.

Vous ne serez donc jamais capables d’arriver à l’heure !

La mère et la fille s’inclinèrent respectueusement :

- Mes respects, monsieur, mon mari est ligoté dans la maison commune, j’ai dû attendre longtemps avant qu’on le délie pour qu’il puisse signer l’acte… De plus, la route est assez longue, et je ne marche pas très vite. Veuillez bien m’excuser, monsieur !

- Madame est dans le salon, va lui montrer ta fille et lui parler !

Se tournant vers le fond de la cour, il appela un domestique :

- Que quelqu’un aille retenir les chiens !

Comme un valet de comédie, le cuisinier répondit un «oui» obséquieux, prit un bâton pour chasser les bêtes, et conduisit la mère, la fille et leur chienne jusqu’au corps de logis où Mme Dâu s’était déjà rendue le matin.

 

Tat đèn est un roman au style réaliste décrivant la vie misérable des paysans vietnamiens au début du XXe siècle sous le double joug colonial et féodal.

Les premières paroles de madame furent une semonce :

- J’ai dit de bien couvrir les chiots pour les protéger du soleil, pourquoi t’es-tu contentée de ce misérable couvercle de bambou tressé ?

Mme Dâu, interloquée, ne put que bredouiller :

- Mes excuses, madame !

Elle pria le cuisinier d’attacher la chienne à une colonne et posa délicatement le panier de petits chiens sur le plancher.

Madame regarda Ty du coin de l’œil.

- Ton mari et toi, dit-elle à la mère d’une voix perçante, vous avez osé affirmer tous les deux que la petite a déjà sept ans. Peut-on donner sept ans à cette gamine pas plus grosse que le poing ? Je m’en doutais bien !

De leur vie, ces gens-là ne pourront donc jamais dire un mot de vrai !

- Madame, nous n’oserions vous mentir. Ma fille a vraiment sept ans, son petit frère en a cinq et sa petite sœur, deux. J’ai en tout trois enfants.

M. le Représentant du peuple qui venait d’arriver de la cour, pointa son doigt sur la figure de Mme Dâu, d’un air menaçant :

- Tais-toi ! Pas de jacasseries ici ! On s’en fiche de savoir combien tu as d’enfants ! Plus tu en ponds, plus tu pourras en vendre. À quoi seraient-ils bons, tes enfants ? Ouvre le panier… et fais-moi voir les chiots !

Madame approuva son mari :

- Regardez vous-même ! Peut-on croire ce qu’elle raconte ?

Puis se tournant vers Mme Dâu :

- Fais attention ! Sinon je vous mets tous à la porte et je n’achète plus rien. Est-ce que par hasard tu crois parler à quelqu’un de ton espèce ? Je viens à peine d’ouvrir la bouche que déjà tu récrimines ! Menteuse !

Ta fillette est grosse comme le poing, et tu oses prétendre qu’elle a sept ans. Tu crois peut-être parler au chien ?

Le visage de la petite Ty qui s’était blottie derrière une colonne, était devenu aussi soucieux que si elle avait brusquement vieilli de plusieurs années en quelques instants. Lasse et hébétée, sa mère restait assise, des larmes brillantes au bout des cils. Les veines bleu noir qui gonflaient sur les tempes de M. le Représentant du peuple n’annonçaient rien de bon.

- Cette imbécile n’a pas encore enlevé le couvercle pour montrer ses chiens ! Si tu les regrettes, reprends-les et emporte-les !

Huu Ngoc/CVN

(À suivre)

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