Les chiots et l’enfant (Suite du numéro 12)

Ngô Tât Tô est une exception dans notre littérature. Sortidu moule de la scolastique confucéenne orthodoxe, il s’est pourtant donné un esprit analytique et critique, se dotant d’un style clair et connu.

>>Les chiots et l’enfant

Nous reproduisons ci-dessous deux chapitres de son chef-d’œuvre Tat dèn (Quand la lampe s’éteint, traduction Lê Liên Vu et Georges Boudarel). C’est un livre amer et sombre dépeignant la vie d’une paysanne vietnamienne sous le double joug colonial et féodal.

 

Ngô Tât Tô a décrit une époque où les familles paysannes s’épuisent et tombent dans la misère en payant de manière irraisonnable la capitation à l’administration coloniale.

Tat dèn (Quand la lampe s’éteint)

(Son mari arrêté et maltraité par les autorités villageoises pour n’avoir pas pu payer la capitation à l’administration coloniale, Madame Dâu dut vendre sa fille et ses chiots à M. le Représentant du peuple Quê afin d’avoir de quoi racheter la liberté de son mari).

… Ne sachant que dire, Madame Dâu baissa humblement la tête en essuyant ses larmes. Les chiots repus revinrent vers leur mère, abandonnant le riz qu’ils n’avaient pu finir. M. le Représentant du peuple donna l’ordre à son domestique de mettre tous les restes dans un panier pour les donner à Ty. Puis, toujours plein de sentiments humains :

- Tiens, petite ! Prends ce riz. Il ne faut jamais gaspiller les biens du Ciel. Tu peux manger avec tes mains, pas besoin de bol, ni de baguettes.

La petite regarda le panier de riz froid avec dégoût, sans se décider à tendre la main pour le recevoir.

M. le Représentant du peuple se fâcha pour de bon :

- Tu ne veux pas manger après mes chiens ?

Madame était folle de colère :

- C’est ta mère qui t’a mis ça dans la tête ? Vaurienne ! Si tu continues à faire la difficile avec nous, je te corrigerai comme il faut. Je te le dis une fois pour toutes : tu ne mérites même pas de manger le riz de mes chiens. Un de mes chiens vaut jusqu’à des dizaines de piastres, tandis que toi, je ne t’ai payée qu’une piastre. Ne fais pas la difficile avec moi !

 

Le film Chi Dâu (Madame Dâu) réalisé en 1980 par Pham Van Khoa est inspiré du roman Tat den de Ngô Tât Tô.

M. le Représentant du peuple s’en prit à la mère :

- Alors quoi ! Tu restes là à faire des yeux ronds sans rien dire à ta fille ! Est-ce que tu aurais honte de la voir manger après mes chiens ?

Ty souffrait tant de voir gronder sa mère qu’elle se hâta de tendre la main pour recevoir le panier de riz. Elle en prit une poignée en hésitant, et la mâcha lentement comme un bœuf rumine de la balle de paddy.

Madame grinça des dents et menaça la petite du doigt :

- Je t’avertis ! Si tu n’as pas mangé tout ce riz d’ici demain, tu n’en auras pas d’autre !

La tête appuyée contre la colonne, Madame Dâu faisait des efforts pour ne pas éclater en sanglots. M. le Représentant du peuple lui demanda :

- Alors, salope, veux-tu qu’on te paie ? À moins que tu regrettes encore ta fille et tes chiens ?

Elle essuya rapidement ses larmes et se leva :

- Monsieur !

Sans lui laisser le temps de finir, le représentant dit à madame :

- Payez-la pour qu’elle sorte d’ici au plus vite. Sa présence m’est insupportable !

Le carillon de la grosse pendule sonna. Madame prit deux ligatures de sapèques et les jeta brusquement sous la véranda :

- Tiens ! Ton argent !

Madame Dâu se courba pour ramasser les ligatures et les délia pour recompter les sapèques.

- Personne ne songe à te voler une sapèque, lui cria madame. Inutile de recompter !

La mère serra l’argent dans sa ceinture, puis en retenant ses larmes, elle dit à sa fille :

- Reste ici au service de monsieur et de madame, je te quitte, mon enfant !

Ty ouvrit les bras pour étreindre sa mère et éclata en sanglots.

- Ne rentre pas si tôt, maman ! Reste encore un instant.

M. le Représentant du peuple se dressa, bouillant de colère, leva la main, une main aussi grosse que celle d’un génie protecteur de pagode, et donna une gifle retentissante à la petite. Il hurlait comme un général dans un opéra classique :

- Garçon, prends-la par le col et emmène-la à la cuisine…

Ty fut arrachée à sa mère et entraînée de force par le valet qui la fit descendre brutalement de la véranda. Elle se retourna, les traits bouleversés, la bouche déformée par une grimace de douleur. Jetant les yeux sur sa mère, elle lui cria dans un sanglot :

- Maman, amène-moi demain mon petit frère Dan pour jouer. Il me manque trop !

Le lait qui coulait de ses mamelles gonflées et mouillait son corsage, rendait la mère impatiente de revenir à la maison. Quand une mère qui allaite est loin de son enfant et perd son lait, dit-on, c’est signe que le bébé a faim et réclame la tétée. Madame Dâu n’avait même plus le courage de penser à Ty, elle prit le panier, le couvercle, le chapeau déchiré et gagna précipitamment la porte du village de Doài.

Le soleil était descendu à l’horizon. Des corbeaux s’abattaient sur les cimetières. Les pipeaux en feuilles de cocotier des bouviers rappelaient les buffles et les bœufs.

 

Huu Ngoc/CVN

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