Dans le Vietnam traditionnel, la calligraphie d'un souhait, d'une éloge ou d'un principe éthique exprimé par quelques idéogrammes ou des sentences parallèles, écrit sur du papier ou gravé sur la pierre, le bois ou le métal orne les temples et les intérieurs des maisons particulières à la manière des objets d'art, plus que des objets d'art, des objets sacrés.
Le conte L'écriture d'un condamné à mort de l'éminent essayiste Nguyên Tuân (1910-1987) nous donne une idée du culte de la calligraphie. Le condamné à mort est sans doute le poète rebelle Cao Bá Quát (1809-1853).
"Lorsqu'arriva entre ses mains le mandement de la direction générale de l'interprovince Son-Hung-Tuyen, le mandarin préposé à la garde de la prison se retourna vers le scribe qui l'aidait à gérer l'établissement pénitentiaire :
- Dites, maître Huitième, selon ce message officiel, nous allons réceptionner six détenus condamnés à avoir la tête tranchée. Parmi eux, je vois que le meneur des rebelles, c'est le directeur d'études Cao. Ce nom me dit quelque chose. Le directeur d'études Cao ! mais ne serait-ce pas celui dont toute notre province ne cesse de vanter l'écriture vivante et harmonieuse ?
Le scribe demanda l'autorisation de lire le texte.
- Oui, monsieur le mandarin, c'est bien lui.
(…) Par un soir très froid, le directeur de prison pâlit soudain affreusement en prenant connaissance du courrier officiel. De la capitale, le ministre de la Justice exigeait qu'on y amenât le directeur d'études et ses camarades. L'échafaud serait dressé là-bas. Et le lendemain, de très bon matin, on viendrait réclamer les détenus.
Le directeur de prison, pensant déjà pouvoir se fier au scribe, le fit appeler par un milicien et s'ouvrit à lui. Le scribe, tout ému après la confidence, put juste dire : "Soyez tranquille, monsieur le mandarin, comptez sur moi ", avant de se sauver en vitesse du côté du camp où se trouvait la salle de détention du directeur d'études. Il cogna à grand bruit à la porte de la pièce de détention, raconta à perdre haleine au condamné à mort les sentiments qui étreignaient le directeur de prison. Non sans hésiter, il fit part également au directeur d'études de la triste nouvelle qu'il aurait à se rendre à la capitale pour y être exécuté.
Le directeur d'études Cao resta méditatif un moment, puis sourit :
- Retourne dire à ton patron que, cette nuit, quand les gardiens du camp se seront retirés pour aller se reposer, il apporte ici soie, encre, pinceaux, ainsi qu'une torche. Je lui donnerai de ma calligraphie. Oui, mon écriture, j'en fais grand cas. Jamais je n'aurais pour l'or et le jade ou sous la contrainte tenu le pinceau. De ma vie je n'ai d'ailleurs calligraphié que deux quadrityques et un panneau central pour trois de mes amis les plus chers. Je suis touché par l'estime particulière que ton maître et toi, vous avez pour les dons humains. Comment pouvais-je savoir qu'un homme comme le geôlier d'ici pût nourrir de si nobles désirs ? Pour un peu, j'aurais manqué à un cœur ami en ce monde.
Cette nuit-là, au moment où le camp de détention de la province Son ne retentit plus que des coups de tocsin sur les tourelles de guet, un spectacle peu courant eut lieu à l'intérieur d'une pièce sombre et étroite, humide, aux murs encombrés de toiles d'araignée et de nids de punaises, au sol jonché d'excrément de rats et de cancrelats.
Dans une atmosphère fumeuse d'incendie, la lueur rougeâtre d'une torche enduite de résine éclairait trois têtes d'hommes convergeant au-dessus d'une pièce de soie blanche gardant intacte encore sa couche d'apprêt. La fumée abondante leur picotait les yeux et les obligeait à se les frotter sans arrêt.
Un détenu, la cangue au cou, les pieds entravés par des chaînes, était en train de renforcer les traits de certains caractères tracés sur une pièce de soie d'un blanc immaculé fixée sur des planchettes. Chaque fois que le détenu finissait de tracer un caractère, le directeur de prison s'empressait, en se tassant le corps de son mieux, d'enlever les pièces de monnaie en zinc marquant les cases sur le ruban de soie qui rutilait. Quant au scribe maigriot, il tenait des deux mains la cuvette d'encre en tremblant. Prenant un plus petit pinceau pour achever son travail en inscrivant la colonne-signature, le directeur d'études Cao poussa un soupir et, ayant non sans tristesse aidé le directeur de prison à se relever et à se tenir droit devant lui, lui dit gravement :
- Ici règne la confusion, je conseille au maître geôlier de changer de résidence. Ce n'est pas un endroit ici pour suspendre une pièce de soie blanche avec des caractères si carrés et si nets. Ce bâtonnet d'encre, d'où l'avez-vous excellent et sentant si bon ? Ne sentez-vous pas le parfum qui se dégage de la cuvette d'encre ? Je vous parle sérieusement : que le maître geôlier cherche à revenir à son village d'origine pour s'y fixer d'abord, avant de penser à se délecter des joies de la calligraphie. Ici, il vous sera difficile de garder saine et solide votre bonne nature. Vous allez finir par souiller votre vie d'homme honnête.
Le bambou brûlait avec force, en se consumant, des escarbilles retombaient sur le plancher de la salle de détention, et le feu qui s'éteignait faisait entendre un sifflement humide.
Les trois hommes regardèrent le panneau maxime, puis se regardèrent.
Le chef geôlier ému, adressa un grand salut au détenu de ses mains jointes, et d'une voix que les larmes étranglaient davantage encore, il dit :
- Je vous ai entendu".
(Extrait de Mille ans de littérature vietnamienne, Éditions Fleuve Rouge, Hanoi)
Huu Ngoc/CVN