Diên Biên Phu vue par l'historien français Pierre Journoud

À l’occasion du 65e anniversaire de la bataille de Diên Biên Phu (7 mai 1954), Le Courrier du Vietnam a interviewé l'historien Pierre Journoud pour mieux comprendre la défaite de la France, ses conséquences, ainsi que les actuels liens franco-vietnamiens.

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Pierre Journoud (1er à droite) et le Premier ministre français Édouard Philippe (centre).

Soixante-cinq ans après la bataille de Diên Biên Phu, en tant qu’historien ayant travaillé sur cette guerre, comment analysez-vous la défaite de la France ?

Ce fut avant tout une défaite de l’intelligence, de l’intelligence politique et militaire. Le gouvernement français était bien décidé à se retirer d’Indochine, dès 1953. Mais, il voulait améliorer sa "carte de guerre" avant de négocier. En mai 1953, la dévaluation de la piastre, qui générait alors de juteux trafics, sonna comme un "Diên Biên Phu financier".

Nommé commandant en chef, le général Navarre crut pouvoir mener de front deux opérations majeures: "Atlante" dans le Centre du Vietnam, qu’il considéra jusqu’au bout comme l’opération principale, et Diên Biên Phu, dans le Nord-Ouest, qu’il cantonna toujours à un front secondaire, même après avoir pris connaissance des efforts démesurés que l’Armée populaire (APV) et son commandant en chef déployaient pour y remporter une victoire décisive. Il passa largement à côté de la dimension psychologique de cette bataille, malgré des renseignements de qualité. Il y eut aussi des erreurs tactiques imputables au général de Castries, commandant en chef du camp retranché, et à ses subordonnés. Mais la victoire fut remportée par l’APV au prix de très lourdes pertes humaines.

Quelles sont vos remarques sur les conséquences dévastatrices de cette guerre sur les soldats français et leurs familles ?

Dévastatrice, en effet. Par son bilan humain, tout d’abord : autour de 100.000 morts dans le camp de l’Union française (c’est ainsi que l’empire colonial était appelé, à l’époque), dont 2.000 officiers. Par son bilan psychologique, aussi. La guerre, la défaite, la captivité, l’humiliation du départ du Vietnam et du retour en France, ont traumatisé une partie des soldats et des officiers.

De plus en plus critiques des gouvernements qui les avaient envoyés se battre à 10.000 km de leur pays pour défendre cette partie de l’empire colonial avant de l’abandonner finalement, ils se sont ensuite crispés sur l’Algérie. Ils ont élaboré une "doctrine de guerre contre-révolutionnaire", fondée notamment sur la contre-guérilla et la propagande, qui a été mise en œuvre en Algérie, lorsque le Front de libération national algérien, enhardi par la victoire vietnamienne à Diên Biên Phu, décida de déclencher la lutte armée le 1er novembre 1954.

Mais, à l’exception de certains milieux militaires, acquis à la poursuite de la guerre, et des milieux communistes et progressistes, qui ont dénoncé la "sale guerre" à partir de la fin des années 1940, les Français dans l’ensemble ne se sont jamais sentis concernés par cette guerre lointaine de soldats professionnels. Menée dans l’indifférence générale, la guerre d’Indochine n’a jamais été populaire. La défaite de Diên Biên Phu a créé un bref sursaut patriotique mais chacun était bien conscient que, si loin de la métropole, le départ des Français du Vietnam était devenu inéluctable, à la différence de l’Algérie.

La guerre d’Indochine a fait couler beaucoup d’encre. Quels furent, selon vous, les changements géopolitiques du système colonial français dans le monde, en particulier en Indochine, après la victoire de Diên Biên Phu ?

La victoire vietnamienne a précipité la décision du gouvernement français à négocier à Genève la fin de la guerre avec la République démocratique du Vietnam (RDV), la libération des prisonniers, le retrait des troupes françaises du Nord du 17e parallèle, ainsi que la refondation des relations entre la RDV et la France sur des bases culturelles et économiques, inaugurée par un échange de lettres entre les Premiers ministres français (Pierre Mendès France) et vietnamien (Pham Van Dông) en août 1954.

Elle a provoqué une crise majeure entre la France, décidée à négocier la paix, et les États-Unis, qui auraient voulu prolonger la guerre jusqu’à la victoire. Dans sa politique d’endiguement du communisme, l’administration Eisenhower a rôdé des scenarios d’intervention militaire au Vietnam, pendant et après Diên Biên Phu, sans les mettre en application pour ne pas être associée à une puissance coloniale sur le départ. Mais, progressivement libérée de cette alliance politico-militaire ambiguë avec la France, elle a commencé à mener une politique plus indépendante et plus interventionniste dans la péninsule indochinoise.

Dans l’empire colonial français, Diên Biên Phu a fait prendre conscience qu’une victoire contre une puissance coloniale européenne était possible. Elle a été un formidable accélérateur des luttes armées dans ce qu’on appelait alors le Tiers-Monde, tout particulièrement en Algérie et en Afrique du Nord.

Un coin de la ville de Diên Biên Phu d'aujourd'hui.

Actuellement, la France et le Vietnam entretiennent des liens très étroits dans tous les domaines. En 2018, les deux pays ont célébré le 45e anniversaire de l’établissement de leurs relations diplomatiques et le 5e de leur partenariat stratégique. Vos avis sur ces changements dans les relations bilatérales ?

Ces changements sont dus à deux processus convergents : les décisions courageuses de dirigeants conscients que des relations confiantes, basées sur la coopération, devaient se substituer à ces années de méfiance et de guerre. Pierre Mendès France et Pham Van Dông, après l’émotion de leur première et seule rencontre à Genève, ont planté les premiers jalons à l’été 1954. Dix ans plus tard, le rapprochement entre Hô Chi Minh et le général de Gaulle a marqué une sorte d’âge d’or dans ces relations. Premier chef d’État occidental à se rendre au Vietnam depuis la fin de la guerre, en particulier à Diên Biên Phu pour y ouvrir un "nouveau chapitre" de nos relations, François Mitterrand leur a donné une impulsion décisive en 1993.

En somme, la France a toujours été aux côtés des Vietnamiens depuis les années 1960, non seulement dans les épreuves de la guerre, mais aussi et surtout, pour les aider à relever les nombreux défis dans la paix. Elle a été l’une des premières à accompagner l’ouverture politique, économique et culturelle du Vietnam, et à convaincre les États-Unis de lever leur embargo et de rétablir leurs relations diplomatiques avec Hanoï.

Il n’est pas étonnant que les gouvernements de nos deux pays aient décidé, en 2013, de sceller un "partenariat stratégique". S’il reste beaucoup à faire pour le consolider, notamment dans le domaine économique, la dynamique actuelle, soutenue par un héritage historique renouvelé, s’avère prometteuse.


Pierre Journoud
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, en charge des coopérations avec le Vietnam. Auteur, notamment, de Diên Biên Phu, la fin d’un monde (Paris, Vendémiaire, 2019, avec la contribution de Dào Thanh Huyên), Paroles de Diên Biên Phu - Les survivantes témoignent (Paris, Tallandier, collection Texto, 2012, avec la contribution d’Hugues Tertrais), De Gaulle et le Vietnam, 1945-1969. La réconciliation (Paris, Tallandier, 2011), Histoire militaire de la France (T. II, Paris, Perrin, 2018), Histoire du Vietnam de la colonisation à nos jours (Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018), etc.
 

Propos recueillis par Nguyên Tùng/CVN

 

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