Tête de mule

C'est toujours sujet d'étonnement de voir comment le Vietnamien, si aimable, si accueillant, si solidaire de l’autre, si soucieux de la communauté, peut se transformer en un être obstiné qui n’en fait qu’à sa tête ? Et je ne sais toujours pas si c’est une qualité, celle de l’opiniâtreté devant l’adversité, ou un défaut, celui de l’entêtement face à la réalité…


Définition du dictionnaire : attaché à ses idées, qui refuse de changer d’avis, qui refuse d’obéir, réfractaire… (en vietnamien : «buong» ou «buong binh» - tête de pioche). Et si en France on dit "têtu comme une mule", et au Vietnam "têtu comme la pierre", il n'en reste pas moins que asinien ou rupestre, l'entêtement du Vietnamien revêt souvent une altitude himalayenne que la meilleure volonté du monde ne pourrait déplacer ! La preuve par l'exemple...

En moto, c’est encore pire : l’usage est de forcer le passage, plutôt que de donner la priorité à l’autre.


Il est 17h00, devant un établissement de restauration rapide dans une rue très fréquentée de Hanoi. C’est la foule de fin de journée, et le trottoir est envahi de motos et de jeunes, formant un obstacle biomécanique qui oblige le piéton que je suis à descendre sur la chaussée au péril de sa vie.
Résistance collective !
Curieux comme toujours, je prends le temps d’admirer le spectacle d’une jeunesse aux cheveux décolorés, et qui manifeste tous les signes extérieurs de tentatives de séduction de l’adolescence : parade prénuptiale du mâle, accusé de réception hormonale de la femelle, accord mutuel et plus si affinité. Les torses se bombent, les yeux se cherchent, les paroles sont trop fortes, les rires trop bruyants, les téléphones se montrent…, jeu éternel que donne le sentiment de toute puissance du printemps de la vie. Seulement toute cette animation n’est du goût de tout le monde, et notamment des agents de sécurité de l’établissement dont le rôle est de faire respecter… la sécurité.
En outre, un tel attroupement peut inquiéter le quidam moyen qui, au lieu d’essayer de se frayer un chemin pour accéder au temple du «viande-pain-sauce» en 5 minutes chrono, risque de le passer ce chemin pour aller voir ailleurs si la soupe est meilleure ! Pas bon du tout pour le commerce ça ! Donc, faire sauter en vitesse ce bouchon anti-piéton et anti-commercial…
Ils arrivent, deux courageux reconnaissables à leur uniforme écussonné et leur casquette galonnée, s’enfonçant comme un coin dans la masse compacte de jeunes sur-hormonés et de motos sur-motorisées. La tentative est vouée à l’échec : c’est à peine si les importuns prêtent attention à leurs paroles, qui se voudraient conciliantes mais fermes, à leurs gestes désespérés pour signifier de descendre de ce trottoir, fait pour trotter, pas pour stationner. En quelques minutes, ils sont avalés, digérés par l’indifférence et l’entêtement de la troupe juvénile.
Alertés par ce regroupement incongru, et solidaires de leurs condisciples privés, deux responsables de la sécurité publique abordent l’obstacle à leur tour. Nouvel échec, malgré leurs bâtons de signalisation rouges et blancs qu’ils agitent désespérément pour intimer l’ordre de circuler.
À peine quelques jeunes s’écartent-ils sur leur passage, descendant du trottoir avec leurs motos, pour y remonter la seconde suivante. Peine perdue !  La lassitude envahit privés et publics. Leur ténacité ne peut résister à la force d’inertie d’une troupe de têtus qui, ayant décidé de faire de ce trottoir leur salle de réunion, n’envisage même pas de céder un quelconque pouce de terrain.

À Hanoi, il est très difficile pour les piétons de traverser les rues aux heures de pointe où les embouteillages sont monnaie courante.


Il faudra attendre l’arrivée des uniformes vert olive de deux policiers, pour que brusquement, à leur vu, le groupe s’égaille comme une volée de moineaux. À ce niveau, l’entêtement cède le pas à la raison du plus fort, surtout quand le plus fort dispose de moyens de persuasion efficace, en l’occurrence le camion de la fourrière qui peut contenir un nombre impressionnant de motos !
Impassibilité individuelle !
L’individu pris isolément est aussi capable des pires obstinations dans ses comportements sociaux. Il suffit par exemple d’arriver à l’entrée d’un pont étroit, en voiture, avec un autre véhicule en face. Avant que l’un des deux chauffeurs ne cède le passage, vous avez le temps de lire toute la collection annuelle de votre magazine ! Et encore, chacun préfèrera se croiser avec deux roues dans le vide plutôt que de donner l’impression qu’il a flanché devant l’autre !
En moto, c’est encore pire : l’usage est de forcer le passage, même devant les mufles des voitures ou des bus, même au péril de sa vie ou de celles de ses enfants passagers de la moto, plutôt que de donner la priorité à l’autre ! Et mon voisin donc, qui s’obstine à garer juste devant ma porte sa moto que je déplace de 50 m à chaque fois que je sors. Et celui-ci qui continue à jeter ces papiers par-dessus le mur, malgré de nombreuses remontrances, et celui-là encore qui veut passer devant tout le monde dans la file d’attente, et qui repoussé revint à l’assaut en faisant semblant de ne pas entendre les récriminations de ses coreligionnaires de file. Et cet autre encore, qui fait semblant de regarder ailleurs pour ne pas avoir à reconnaître que ce qu’il fait n’est pas conforme aux règles de la bienséance…
Je pourrais multiplier à l’envi les exemples quotidiens de toutes ces personnes qui disent oui avec un grand sourire, mais ne feront jamais ce qu’on leur demande. Sans doute à me lire, on pourrait avoir les sentiments qu’à cet entêtement viscéral, il n’y a pas de solutions. Erreur, une pointe d’optimisme se dessine à l’horizon. Face à la tête de mule, il reste une arme : l’humour... et la persévérance. Surtout, évitez hurlements et vociférations qui ne feront que renforcer le mur qui se trouve devant vous. Utilisez le sourire qui désarme, le propos aimable qui surprend, et vous serez surpris de voir que le coriace s'attendrit. La raison profonde de cette magie : vous n'avez pas fait perdre la face à votre interlocuteur !
Attention, honni soit qui mal y pense ! S’il est vrai que je brocarde volontiers cet aspect entêté du Vietnamien, je l’admire quand il devient opiniâtreté face à l’adversité. Ténacité face aux calamités naturelles pour toujours reconstruire, persévérance dans les tâches les plus ingrates pour toujours aller jusqu’au bout de l’effort, résolution à chaque fois qu’il faut franchir des obstacles, volonté et détermination à chaque fois que ses valeurs profondes sont menacées…
Ne jamais reculer, c’est aussi faire preuve de courage !

Gérard BONNAFONT/CVN


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