C’était hier ! |
Je me souviens de ma découverte de Hanoi en 1993. Ce jour-là, j’étais accompagné de mon père, revenant dans la ville, qui avait vu ses fredaines d’adolescent 50 ans plus tôt. Il me revient en mémoire les longues promenades à pied que nous faisions, et des anecdotes qu’il me racontait en passant devant telle ou telle maison. Nous n’avions pas besoin de plan alors ! Et si ses souvenirs l’empêchaient de situer un endroit précis, il suffisait qu’il l’évoque avec notre guide de l’époque pour que celui-ci nous y conduise. Près d’un demi-siècle séparait les deux hommes, mais il vivait toujours dans la même ville. Hanoi semblait immuable, éternelle dans sa sérénité de cité déjà presque millénaire. J’avais l’impression d’entrer dans le livre d’images de mon enfance !
Habitudes rassurantes...
Toutes les années qui ont suivi, à chaque retour, si j’observais quelques changements liés à l’amélioration du niveau de vie et au développement du pays, la perspective d’ensemble ne changeait pas. Je pouvais me promener dans les rues, aller dans mes magasins et restaurants préférés, en étant certains de les retrouver d’une année à l’autre.
Puis, progressivement, il y eût des frémissements. De nouveaux magasins apparaissaient, des anciens se transformaient, mon petit resto du coin de la rue se ravalait la façade ou s’agrandissait…, indice d’augmentation de fréquentation touristique. Mais tout cela restait à échelle humaine et ne mettait pas à rude épreuve ma capacité d’adaptation.
Et puis, un jour, la machine infernale s’est mise en route : Hanoi devenait transformiste! Désormais, plus rien n’allait être comme avant : plus aucune certitude, plus de repères fiables. Ma première expérience de cette nouvelle ère, je l’ai vécue au cours d’un banal épisode de la vie quotidienne…
Avant de m’installer définitivement au Vietnam, j’ai vécu dans un hôtel de la rue Hàng Bông, au centre-ville de Hanoi. Parfois, quand j’avais envie de m’installer devant ma télé, j’allais chercher des sandwichs dans un petit snack à côté de l’hôtel. Ils étaient succulents !
Plus tard, quand j’ai connu ma femme, je l’ai initiée (entre autres) au goût de ces petits en-cas, qui nous restauraient lors de nos soirées agitées de jeune couple !
C’est déjà demain ! |
Ensuite, lorsque nous nous sommes installés dans notre maison au bord du lac Hô Tây (lac de l’Ouest), ma femme exprimait parfois son envie d’un sandwich au «thit bò» (viande de bœuf) ou «trung» (œuf). Alors, je traversais Hanoi le soir pour aller chercher dans ce petit snack un peu de la nostalgie de nos premiers émois. À chaque fois, je retrouvais la même ambiance sympathique, les sourires des mêmes vendeuses, dont certaines que j’avais connu jeune fille étaient devenues jeune mère. La vie était un long fleuve tranquille…
Un jour de l’an dernier, comme à l’accoutumée, je me suis rendu dans ce petit snack avec la ferme intention d’y faire provision d’un monceau de sandwich pour satisfaire la gourmandise familiale («famille» au Vietnam implique les frères et sœurs qui vivent aussi à la maison). Conformément aux réflexes pavloviens, je gare ma moto au même emplacement que d’habitude, et je me dirige d’un pas alerte vers l’entrée du magasin…
Changements incessants...
C’est en mettant la main sur la poignée que j’ai un doute : ça ne ressemble pas à mon snack habituel ! Où sont passées les plaques chauffantes huileuses et fumantes ? Que sont devenues les vitrines réfrigérées ? Et mes vendeuses, avec leurs coiffes blanches et leurs tabliers rouges, où sont-elles ? À leur place, je ne vois que des étagères alignant des eaux de toilette et autres parfums du monde entier et des hôtesses sexy et souriantes, sans doute prêtes à me vendre tout le Chanel N°5 que je veux, mais certainement pas les sandwichs que je désire…
Je me recule pour vérifier si je ne me suis pas trompé de numéro, ou si par une coupable inadvertance je ne me suis pas égaré dans une autre rue. Non, l’hôtel est toujours là, en face, le poste de police est toujours fidèle à lui-même. C’est bien là, et ce n’est plus là ! J’ai l’impression d’être entré dans ce jeu télévisé qui a fait fureur en France il y a quelques dizaines d’années : la caméra invisible. Jeu au scénario terrifiant qui consistait à modifier en quelques minutes un magasin pour le transformer en un autre, sans aucun lien direct avec lui. Ainsi, un client venait apporter ses vêtements dans une teinturerie express, revenait le chercher une heure après… dans une boulangerie. De quoi faire sombrer dans la folie les esprits les plus faibles !
Ce jour-là, je n’ai pas sombré dans la folie, mais j’ai compris que désormais plus rien n’allait être comme avant : plus aucune certitude, plus de repères fiables. Et attendez la suite !
Une semaine plus tard, je suis passé avec ma femme, devant mon snack devenu parfumerie, pour lui faire constater la disparition irrémédiable des sandwichs de notre bonheur. Au moment où j’ai voulu lui montrer le magasin, mes yeux se sont écarquillés, ma mâchoire est tombée, mon cœur s’est emballé, et j’ai touché le fond du désarroi : à la place, il y avait un commerce de parures de lit ! Et, dans tout Hanoi, la même chose se reproduit : les magasins sont devenus nomades ! Au Vietnam existe déjà l’affiche : vêtements sur mesure en trois jours ! Maintenant, il faudra mettre : magasin pour trois jours ! Il va falloir s’adapter !
«Pardon Monsieur ! Vous pouvez me dire où se trouve ce restaurant ?», me demande ce touriste égaré, en brandissant un guide touristique à la main. «Vous êtes devant, Monsieur !», lui réponds-je, aimablement. «Mais c’est un magasin de vêtements !», me dit-il, abasourdi. Et oui, c’est un magasin, et peut-être dans une semaine sera-ce une banque ou un hôtel... À en avoir le tournis, vous dis-je !
D’ailleurs, il faut que je me dépêche de porter cet article au journal, car je ne suis pas certain que depuis cette nuit on n’ait pas démoli le siège du Courrier du Vietnam pour en faire un hôtel 5 étoiles !
Gérard BONNAFONT/CVN