Je pense qu’il vous arrive parfois de vous lever le matin en soupirant d’aise : une journée où je n’ai rien de prévu. Je vais pouvoir prendre mon temps, et vaquer à mes petites occupations sans me bousculer. Mais surtout, je vais profiter du calme, de mon fauteuil préféré, de mon livre favori, de ma terrasse. Et ceci est valable au Vietnam, comme ailleurs. Sauf que justement j’habite au Vietnam, et profiter de sa terrasse est déjà une aventure !
Rideau indiscret
À peine l’aube, et déjà, le soleil s’acharne à transpercer de ses rayons la toile de coton des doubles-rideaux. Je maudis intérieurement notre propriétaire qui, à l’instar de nombre de ses condisciples, a construit une maison sans volets. Voulant faire «neuf», il a certes ouvert de nombreuses baies dans les murs, faisant entrer la lumière à flots dans la maison, mais il en a fait une sorte de cage de verre, dans laquelle j’ai l’impression d’être en vitrine. Le jour de mon arrivée, alors que je regardais à travers l’immense mur-fenêtre de ma chambre, j’ai vu mon image dans la vitre. C’est lorsque j’ai vu mon reflet se gratter l’oreille gauche, alors que mes deux mains étaient sur le chambranle de la fenêtre, que j’ai compris que je contemplais mon voisin, lui-même dans sa chambre, à 2 m de moi !
Les persiennes, un moyen comme un autre d’acquérir un peu d’intimité. |
N’ayant pas vocation à l’exhibitionnisme, je me suis précipité dans le Vieux Quartier, au cœur de Hanoi, pour acheter 50 m de rideaux en tulle pour le jour et 50 m en toile de coton pour la nuit. J’ai passé ensuite deux jours à barricader mon intimité avec un hectomètre de tissu, au grand étonnement de mon voisin qui ne comprenait pas pourquoi je le boudais. Il m’a fallu des trésors de patience et de diplomatie pour conserver des relations de bon voisinage, tout en expliquant que l’intimité pour moi n’avait pas le même sens que l’intimité ici.
Mais cela, je l’ai déjà démontré souvent dans ces tranches de vie. Seulement ce qui est efficace contre le regard curieux du voisin ne l’est pas contre les rayons impertinents du soleil, et puisque le jour décide d’entrer chez moi, inutile de traîner au lit. Je décide d’aller paresser sur ma terrasse...
Escalade périlleuse
Expédition intéressante pour qui connaît ma maison. Cinq étages à escalader. Que voulez-vous, le mètre carré est tellement onéreux que pour en avoir 200, au lieu de construire à l’horizontal, on bâtit en vertical. Et sans ascenseur, bien sûr !
En outre, partir à la conquête de ma terrasse, à cette heure indue du matin, impliquent deux précautions.
La première : s’assurer que la plante des pieds est parfaitement sèche. Et contrairement à ce que vous pensez, ceci n’est pas un détail trivial, c’est même essentiel pour que je continue à vous écrire chaque semaine... Explications : Dans les maisons neuves, les matériaux de prédilection sont la brique, le béton, la pierre. Du solide quoi !
Et tout naturellement, les sols sont recouverts de carrelage et les escaliers sont de marbre. Vrai ou faux, le marbre est toujours glissant, et le carrelage tout autant. Et lorsque l’on marche sur une surface lisse et glissante avec une pellicule d’eau sous les pieds, pellicule pouvant facilement provenir d’un passage par la salle de bain, on est confronté au conflit entre frottement cinétique et frottement statique. Ce qui en résumé signifie qu’une fois le glissement consécutif à la perte d’adhérence est enclenché, la seule issue en est les «quatre fers en l’air». Et, pour l’avoir expérimenté plusieurs fois, je vous garantis que le plaisir intense de se retrouver en apesanteur pendant un dixième de seconde est bien peu face à la douleur extrême du contact des os avec le sol !
C’est donc sur la pointe de pieds aussi secs que l’amadou dans un briquet que je franchis les différentes strates de ma maison, en respectant la seconde précaution : ne pas réveiller le chat qui dort, en l’occurrence ne pas réveiller les occupants des différents étages traversés, sous peine de voir ma tranquillité passée en pertes et profits. Entre la chambre de ma fille, celle de sa tante, celle de la meilleure amie de ma femme et de son bébé, en transit depuis un an dans l’attente du retour de son mari qui travaille à l’étranger, la chambre de mon beau-frère venu faire ses études à Hanoi, et la salle de l’autel des ancêtres occupée par les Génies de la Maison et du Foyer, j’ai parfois l’impression d’être un tenancier d’hôtel. À voir les tribus qui vivent aussi chez mes voisins, je me dis que ma rue est finalement une résidence hôtelière !
Lessivée à l’arrivée
C’est donc sans dérapage et sans bruit que je parviens au sommet de mon «chez moi». Il ne me reste plus qu’à ouvrir la porte blindée et verrouillée qui condamne la terrasse pendant la nuit. Précaution utile contre les voleurs, me dit-on..., même si la terrasse se trouve à plus de 20 m de hauteur. Là, je suis moins discret : la serrure grince, la porte couine, la chaîne de cadenas cliquète... Je tends l’oreille : pas de réaction dans l’immeuble, euh, dans la maison !
Essoufflé, crispé, je pénètre sur la terrasse, en évitant les sous-vêtements et autres habits qui pendent sous mon nez. Il faut dire qu’ici, comme dans toute habitation vietnamienne qui se respecte, la terrasse est d’abord le domaine du linge qui sèche entre les plantes en pots et les cages à oiseaux. En ce qui me concerne, j’ai réussi à installer mon couple de perruches dans le salon, mais je n’ai rien pu faire pour le linge et les plantes en pots. C’est donc accueilli par les odeurs de lessive, d’adoucissant et de fleurs d’orangers que je m’accoude à la balustrade pour reprendre mon souffle et admirer le labyrinthe de ruelles qui s’offre à moi dans cette aurore ensoleillée. Au loin, le fleuve Rouge coule une vie heureuse dans son lit. Moment de plénitude, qui dure peu…
J’ai dû être trop bruyant en ouvrant la porte de ma terrasse, car un piétinement dans l’escalier me fait augurer que ma fille a battu le rappel de la famille, qui vient voir ce que je peux bien faire si haut à cette heure aussi matinale.
Un court moment, l’envie de noyer l’escalier sous des trombes d’eau me traverse l’esprit, mais quand mon clan apparaît et vient se serrer contre moi, je me dis qu’on est quand même bien chez soi !
Gérard BONNAFONT/CVN