Quand j’ai transporté mes pénates au pays des Génies du Foyer, j’avais la ferme intention de ne pas rester spectateur de mon pays d’adoption. Et si la première condition pour s’intégrer était d’apprendre la langue vernaculaire locale, ce n’était pas suffisant. Il me fallait également adopter les rites sociaux de mon nouvel environnement, en essayant de me fondre dans la multitude. Ce dernier postulat étant pour moi le plus difficile à atteindre, autant par un tour de taille qui refuse de fondre suffisamment pour que, côté pile, on puisse me prendre pour un Vietnamien, que par mon nez et ma moustache qui affichent, côté face, mes gênes occidentaux ! Ce qui ne m’empêche nullement de pratiquer ce que j’estime être les rites sociaux de base du Vietnamien urbain...
Au lever et au coucher du soleil, pas de repos pour les braves. Le rendez-vous est donné pour quelques séances de sculpture physique. |
Course matinale
À 05h00 du matin ! L’heure où le jour décide de s’installer, l’heure où les portes s’ouvrent pour libérer des flots d’individus en shorts, maillots de corps, justaucorps et autre tenue de sport.
En effet, si l’expression culture physique a vraiment un sens, c’est bien ici, au Vietnam. Ce n’est même plus de culture physique dont on devrait parler, mais de sculpture physique !
Matin et soir, profitant des heures fraîches, des milliers d’enfants, femmes et hommes, de tout âge, toute profession, courent, sautent, pratiquent toutes sortes d’activités sportives. Ici, le sport, même individuel, n’est pas solitaire ; il se pratique en communauté. Il n’est que de voir, au bord des lacs et plans d’eau, le long des avenues, sur la moindre place ou esplanade, ces groupes de femmes qui s’exercent à la gym tonic sur des rythmes technos endiablés ; ou encore dans les parcs et jardins, ces dignes sexagénaires, jouant au badminton, avec une énergie à faire honte à un sportif dopé au dernier degré.
À propos de honte, il est vrai que tout celà, à de quoi humilier profondément toute personne dont la masse musculaire a disparu sous une masse adipeuse. Voilà pourquoi, à 05h00 du matin, je suis en train de souffrir comme un damné, crachant mes poumons, en compagnie de ma femme, qui semble flotter au-dessus du sol tellement ses foulées sont régulières et légères. Et comme il m’est impératif de sauver la face, je dois répondre par un sourire poli et d’une voix détendue aux centaines personnes qui me croisent en me saluant d’un vigoureux «Chào ông» (Bonjour Monsieur), même pas essoufflé !
Quand je pense qu’il va falloir remettre ça ce soir, à la tombée de la nuit, je poursuis mon parcours du combat en serrant les dents, et complètement désintégré, je me dis : «Je m’intègre, je m’intègre, je m’intègre»...
Repos meridian
Midi ! À l’heure où l’on boit le pastis du côté de La Canebière, ici le temps semble d’arrêter. C’est le moment de la sieste..., ou plutôt des siestes !
En effet, si la sieste est socialement officialisée, elle n’est pas monolithique. Elle se conjugue en plusieurs temps…
Il y a tout d’abord la sieste récupératrice, qui s’effectue là où on se trouve quand il est l’heure d’y sacrifier. On voit ainsi des marchands dormir sous leurs étals, des «xe ôms» (chauffeurs de moto-taxi) s’assoupir, allongés sur la selle de leur moto, des commerçants s’endormir dans leur boutique, des conducteurs d’engins de chantiers dormir dans un hamac installé entre volant et leviers…
On trouve ensuite la sieste organisationnelle. Entendez par là qu’elle fait partie de l’organisation du travail. Dans les bureaux, dans les usines, on étale des nattes sur le sol, on enlève les chaussures, on replie un tissu sous la tête, et vogue la galère au pays des rêves…
Il y a encore la sieste nomade. C’est celle que l’on accomplit dans les nombreux café-hamacs, qui ponctuent les deux grandes routes Nord-Sud : la Mandarine et la piste Hô Chí Minh. Qu’elle longe le littoral ou qu’elle traverse les hauts plateaux du Centre, chacune offre aux passants des havres de fraîcheurs et de repos, sous forme d’estaminets de fortune autour desquels sont installés des dizaines de hamacs.
Il y a aussi la sieste amicale, celle que l’on vous propose quand vous êtes invité chez des amis ou en famille. En Occident, il est impensable que l’on se voit ouvrir la chambre à coucher après le repas pour faire une petite sieste ! Ici, quoi de plus normal que d’aller s’allonger de concert, soit sur une natte, soit sur un grand lit, pour partager un moment de grande camaraderie ensommeillée…
Je n’oublie pas non plus la sieste familiale. Celle où toute la famille se retrouve côte à côte dans la fraîcheur d’une chambre climatisée ou sous les pales du ventilateur.
Finalement, quelle que soit la sieste que je choisis, je m’y consacre avec coeur, et si parfois je n’ai pas sommeil, je ferme les yeux, en psalmodiant mon mantra : «Je m’intègre, je m’intègre, je m’intègre...!»
Promenade nocturne
À 20h00 ! La nuit s’est installée, s’offrant une parure de guirlandes illuminées, de néon scintillants, de lumignons flamboyants, de projecteurs rayonnants... La ville a mis son costume de noctambule, comme si la fête était permanente.
Mais où vont-elles donc toutes ces familles casquées et motorisées ? Partout et nulle part ! C’est tout simplement l’heure de flâner au gré des envies, le long des avenues, au bord des lacs, le nez au vent et les yeux avides d’un spectacle dont chacun est acteur. On s’embouteille, on se frôle, on se regarde, on se sourit... Une errance sans but apparent, où le seul plaisir est d’être ensemble. Ensemble en famille, mais aussi ensemble avec des inconnus, parce qu’ici la vie communautaire prend tout son sens, entre intimité et proximité. Au début de ma vie vietnamienne, j’avais posé cette question à mon ami Tuân : «Mais où vont-ils, tous ces gens qui encombrent les rues le soir ?». La réponse fut laconique : «Ils se promènent !». Voilà, tout est dit.
Alors, depuis, moi aussi, le soir, je me promène... ou plutôt je nous promène, au hasard des lumières, seulement mû par une sorte d’instinct grégaire. Et quand, autour de moi, l’étau des flâneurs se resserre, et que je dois mobiliser toute ma dextérité pour éviter d’entraîner ma famille dans une chute qui alimenterait les faits divers, je conserve mon calme en me répétant en litanie : «Je m’intègre, je m’intègre, je m’intègre !»
Je vous laisse parce que ma fille me tire par la manche. Ce soir, je dois aller m’agglomérer aux nombreux parents qui emmènent leur progéniture envahir les places publiques. Une autre histoire d’intégration dont je vous ferai part une de ces prochaines semaines !
Gérard BONNAFONT/CVN