Sépulcrale invitation

Deuxième enterrement. La première fois que j’en ai entendu parler, j’ai cru avoir mal entendu, mais la première fois où j’y ai participé, les deux bras ont failli m’en tomber. Ça mérite de vous être raconté.

>>Originalités des maisons funéraires de l’ethnie Co Tu

Il est 02h00 du matin. Mon téléphone sonne. «Debout, je t’attends en bas. On doit partir au cimetière». Il y a quelque temps, mon ami Tuân m’avait invité à participer aux cérémonies du deuxième enterrement de son arrière grand-père, dont nous fêterions l’anniversaire l’année suivante. Il m’avait prévenu que la date retenue pour cet événement devait être une journée bénéfique.

J’étais depuis longtemps habitué à cette coutume vietnamienne, issue du taoïsme, d’être attentif aux jours pour choisir les dates des moments marquants d’une vie. Cette pratique fait la joie des géomanciens, mi-devins, mi-astronomes, qui déterminent, en fonction des lunaisons, des étoiles et d’autres critères ésotériques, tels que la date de naissance, les jours bénéfiques ou maléfiques. Il existe même des calendriers qui présentent pour l’année les jours à privilégier et les jours à éviter.

Champ de repos

Et ne croyez pas que cette tradition s’applique aux seuls événements familiaux ! Des rendez-vous professionnels peuvent être déplacés ou annulés parce que la journée n’est pas bonne pour l’un ou l’autre des interlocuteurs. L’achat ou la vente d’un bien peut être différé, non par manque de fonds, mais pour cause de «mauvais jour».

Donc, vous pensez bien que pour une cérémonie aussi intime et importante qu’un deuxième enterrement, le jour est…vital ! C’est pourquoi, en pleine nuit, je me retrouve à suivre la moto de Tuân, direction le cimetière de Hanoi. Traversant les rues désertes à cette heure indue, je me réjouis de participer à un rituel auquel peu d’Occidentaux ont eu le privilège d’assister.

Je m’imagine, faisant corps avec la famille, dans un recueillement respectueux, au milieu du silence sépulcral de tombes alignées. Erreur ! Je constate que plus nous approchons du cimetière, plus les véhicules se font nombreux. Même la locomotive d’un train de marchandise matinal a du mal à se frayer un chemin à grands coups de trompe parmi la multitude. J’avais oublié que le jour bénéfique n’était pas réservé à mes seuls amis.

C’est au milieu d’une foule que nous arrivons à l’entrée du cimetière. Guidé par un sixième sens filial, Tuân me guide dans la cohue, vers l’endroit où sa famille doit se réunir. Salutations faites, je reçois un masque en tissu, semblable à celui que l’on porte pour se protéger de la pollution quand on circule à moto dans les villes. Puis, tous se dirigent vers le lieu où s’effectue le rite du lavage des os.

Enfin, un repos bien mérité !

Le cercueil a été déterré et ouvert, et il s’agit maintenant de nettoyer les os, avec une eau parfumée, pour ôter tous les déchets qui pourraient encore y adhérer, avant de casser les plus longs, et les disposer dans une urne de pierre, qui servira de cercueil définitif. Cette opération, qui peut paraître peu ragoûtante pour des Occidentaux, est en fait empreinte de dignité et de déférence. Seuls les fils, petits et arrière petits-fils participent directement à cet acte de dévotion. Je suis donc un peu à l’écart, et peux tout à loisir observer ce qui se passe autour de moi.

La pénombre aidant, et avec quelque imagination, je pourrais me croire environné de zombies surgissant de profondeurs infernales pour me faire payer mes fautes ! Je me dis qu’en pareil lieu, un Lamartine ou un Chateaubriand aurait trouvé matière à de somptueuses envolées romantiques, destinées à affûter l’exégèse de futurs étudiants en Lettres Modernes.

«Os sacrés, de la tourbe exhumés, etc.». Tuân me tape sur l’épaule pour me ramener au XXIe siècle et me dire que l’urne est prête à être transportée au pays natal. Portée par les frères aînés et les oncles de mon ami, elle est installée dans une voiture, dans laquelle elle voyagera accompagnée de son fils, le grand-père de Tuân. En voyant passer cette urne, arche d’alliance entre génération passée et celle du présent, j’incline respectueusement la tête, en une prière muette.

Il est 05h00 du matin. Nous partons en procession de trois minibus vers le village natal du défunt, à 80 km au sud de Hanoi. Coincé entre une tante et un cousin, je m’endors, bercé par le tangage.

Promenade champêtre

Il est 07h00 du matin. L’urne et son cortège parviennent enfin à l’entrée du village familial de Tuân. Dans une clairière au bord du chemin, un orchestre traditionnel, entouré d’une foule d’amis et de voisins, nous attend. L’urne est pieusement transférée du bus jusqu’à une litière, qui sera portée sur les épaules jusqu’au cimetière.

Mais auparavant, pendant plus d’une heure, ce sera le long panagérique du défunt, proclamé successivement par ceux qui l’ont connu, et scandé par la musique des percussions et des trompettes. Et là, j’ai la surprise de constater que, contrairement aux cérémonies funèbres auxquelles j’avais assisté en France, ici, l’atmosphère est plutôt bon enfant. Si dans le cercle rapproché, les assistants sont compassés, avec des pleurs et une écoute attentive, plus loin, les gens fument, parlent, rient, sans que cela choque quiconque.

D’ailleurs, l’atmosphère va se détendre tout au long de la journée, et déjà lors de la procession, les langues vont bon train. Il faut dire que nous allons suivre la civière funéraire, portée sur les épaules de quatre solides gaillards, pendant près d’une heure, à travers les chemins de terre parcourant les rizières.

Nous arrivons dans le cimetière du village où, parmi les tombes, le caveau de famille qui abrite les ancêtres de la famille depuis l’origine est déjà ouvert. L’urne y est descendue à l’aide de courroies, puis, dans un silence absolu, tous les témoins se recueillent un moment.

On entend au loin le chant de quelques oiseaux. Plus près de nous, quelques buffles s’ébrouent dans la vase de rizières humides. Le ciel est d’un bleu matinal, pur et doux. Dans cette campagne vietnamienne, tout respire la sérénité et la certitude du respect des traditions immémoriales.

Je me sens, à cet instant, partie prenante de cette communauté, de son émotion, et c’est naturellement que je m’installe dans la chaîne humaine qui se passe de main en main les mottes d’argile tirées de la rizière voisine pour combler la tombe. La dernière motte tassée sur la tombe, et les bâtons d’encens plantés, petit à petit, la foule reprend le chemin du village. L’ancêtre a rejoint les siens. Il peut reposer en paix.

Il est presque 10h00 du matin. La fête va commencer.

Texte et photo : Gérard BONNAFONT/CVN

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