Rouler une pelleteuse

Jusqu’à présent, si le Vietnam devait être représenté par un engin roulant, sans hésitation, j’aurais dit : la moto. Aujourd’hui, je n’en suis plus si certain...

Ce n’est pas tout de le dire, le Vietnam est véritablement un immense chantier où les carrières à ciel ouvert se multiplient aussi vite que les champignons qui poussent dans celles sombres et obscures. C’est qu’il en faut des matériaux pour construire toutes ces nouvelles routes qui filent à la conquête des montagnes et tous ces immeubles qui montent à l’assaut des cieux. Ciment, béton, chaux, mortier... tout ça ne se trouve pas sous le derrière d’une poule ! Il faut gratter la terre nourricière pour en extraire roches et graviers qui, broyés, mélangés, malaxés, permettront aux maçons de transformer en réalité les œuvres d’art imaginées par les architectes et les ingénieurs des ponts et chaussées... Mais, au tout début de cette chaîne d’ingéniosité et de labeur, il y a un outil que les Vietnamiens ont adopté avec leur enthousiasme habituel : la pelleteuse.

La pelleteuse, un outil que les Vietnamiens ont adopté avec enthousiasme.
Photo : VNA/CVN


Dents de la terre !
La route est enfin dégagée, après les encombrements de la ville. Dégagée, mais non exemptée de «ô gà» (nid de poules), voire de «ô voi» (nids d’éléphants), ce qui fait que nous brinquebalons en direction des premiers plateaux du Nord-Ouest, vers le pays du thé et des H’môngs. Dès les premières collines, une végétation luxuriante envahit le paysage. Fenêtres ouvertes, nous respirons à pleins poumons l’odeur des eucalyptus qui bordent la chaussée. Soudain, après un virage, des falaises de terre rouge remplacent ce tableau idyllique…
À voir les énormes stries qui jalonnent leurs parois, j’ai l’impression qu’un géant a mordu à pleines dents dans le gâteau terrestre ! Très vite apparaît l’auteur de ces béances monstrueuses. Un engin qui se dandine plus qu’il avance, sorte d’animal mécanique préhistorique, doté d’une unique mandibule aux dents démesurées : la pelleteuse, puisqu’il faut bien lui donner un nom... Aux commandes, un homme hilare, aux allures de gamin, nous salue d’un bref mouvement du bras, détournant à peine l’énorme pelle dentée qui frôle le toit de notre voiture, avant de retourner, termite inlassable, à sa mission : grignoter la montagne. Ici, il s’agit moins de récolter des matériaux que d’aplanir ce que la nature a vallonné pour construire de nouvelles maisons en bord de route.
À voir les étendues de terre ocre que laisse la pelleteuse après son passage, je me demande si hormis des murs en béton, autre chose pourra pousser sur ces surfaces désolées. J’ai le sentiment d’être sur la planète Mars ! Heureusement, je reviens vite sur terre, dès qu’apparaissent les premières plantations de thé, immenses chenilles vertes qui serpentent au flanc des mamelons. De grands acacias, plantés le long des chemins sillonnant les plantations, semblent monter la garde en surveillant des troupeaux de papillons jaunes et blancs qui jouent à saute-ruisseau par dessus les théiers. Face à ce tableau empreint de sérénité, la pelleteuse me semble déjà bien loin... Las ! Elle va se rappeler à mon souvenir bien plus vite que je ne le pensais.
Pelleteuse grimpeuse !
Après une halte nocturne dans une petite ville oubliée des hommes, et surtout des agences de tourisme, nous partons à l’assaut des cimes, en empruntant une route escarpée. C’est le royaume de la jungle, où fougères, bambous sauvages, immenses kapokiers et autres bois exotiques rivalisent pour construire un rideau végétal infranchissable. Quelques cascadelles se fraient un chemin pour venir mourir au bord de la route. Paysage magnifique qui nous remet en place dans notre condition humaine…
Mais, que vois-je au loin, un peu plus haut sur le versant opposé ? Une troupe de pelleteuses accrochée à la montagne tel un troupeau de chèvres ! Là, sur une centaine de mètres, la végétation laisse la place à un flanc désolé, aride, auquel s’agrippent des engins gloutons. En arrivant à proximité, je constate que la route s’est éboulée plusieurs fois et qu’il est urgent d’effectuer des travaux de terrassement pour consolider la montagne. Mais, je ne peux m’empêcher d’admirer la prouesse qu’il a fallu accomplir pour faire venir ces engins ventripotents et malhabiles aussi haut et dans un endroit aussi abrupt.
Par trois fois sur cette route, je verrais ces pelleteuses accomplir de vrais prodiges d’équilibre pour permettre à la route de rester ouverte. Mais je verrai aussi des pelleteuses assoupies sur le bord de grands chantiers en sommeil, des pelleteuses abandonnées, chenilles brisées, victimes d’un exploit impossible. Je verrai encore des pelleteuses transformer la montagne en énormes caries pour arracher des blocs de marbre que d’habiles artisans transforment en lion rugissant pour amateurs d’art exotique. Je verrai des pelleteuses transformées en chercheurs d’or, arrachant au limon d’une rivière les pépites de ce métal tant prisé des hommes…À vrai dire, durant cette excursion, je ne sais si je n’ai pas croisé plus de pelleteuses que de buffles.

Ces pelleteuses accomplissent de vrais prodiges d’équilibre pour permettre à la route de rester ouverte


Sortie de boue !
Je tire mon chapeau à une pelleteuse en particulier ! Une pluie torrentielle s’était abattue sur nous et avait entraîné dans son sillage une gigantesque coulée de boue. Notre voiture était bloquée, et quand notre chauffeur avait voulu tâter le terrain, il s’y était englouti jusqu’aux genoux. Allions-nous passer la nuit là, sur cette route embouée, loin de tout, face aux éléments hostiles ?
Je me résignais déjà à faire mon dîner avec les quelques bonbons collants oubliés au fond de mon sac à dos, quand, surgie de nulle part, une pelleteuse orange arrive devant nous, de l’autre côté de la coulée de boue. Jamais je n’ai vu avec autant de sympathie un monstre antédiluvien ! Tel un enfant gourmand devant un gâteau à la fraise, la pelleteuse s’est attaquée à la boue, avalant, rejetant, grattant, repoussant, pour nous tracer un chemin, fragile certes, mais qui nous a permis de poursuivre notre chemin et d’atteindre notre prochaine étape.
Je crois que j’en aurais embrassé les flancs boueux de l’énorme engin ! Ce qui ne m’a pas empêché, la nuit venue, de faire des cauchemars où d’immenses armées de pelleteuse venaient s’attaquer au Fan Si Pan, le transformant en rizière. À quand la pelleteuse de luxe pour aller se promener en famille le dimanche ?

Gérard BONNAFONT/CVN

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