La plupart des Occidentaux qui visitent le Vietnam sont nourris de reportages télévisés et de lectures de guides touristiques dont l’iconographie conjugue ciel bleu, rizières vertes et áo dài immaculés. Certes, quelques aventuriers professionnels télégéniques, mettent en scène des rencontres avec des populations autochtones, vivant de préférence au creux de vallées supposées inaccessibles au commun des mortels, dans des conditions de vie à faire frémir Robinson Crusoë. Sans doute, les vitrines virtuelles des agences de voyage qui parsèment le Net éclairent-elles les charmes d’un Vietnam authentique, traditionnel, mystérieux, qui n’a pas changé depuis des siècles. Toujours est-il que tous les ingrédients sont réunis pour qu’entre représentations et réalités le télescopage puisse être, pour le moins déstabilisant.
Allo, j’écoute !
Temple de la Littérature, à Hanoi, la semaine dernière. Je fais découvrir ce haut lieu du confucianisme à des amis français, fraîchement débarqués. Déjà sonnés par la confrontation avec le grouillement de la vie hanoïenne, le bruit incessant, le chaos apparent de la circulation, le corps à corps sur les trottoirs, ils apprécient à sa juste valeur le calme des grandes cours ombragées par les banians centenaires , témoins amusés de l’agitation humaine. D’autant que la bruine matinale et le jour en semaine, découragent touristes et étudiants de s’engouffrer sous le pavillon Khuê Van pour venir saluer les stèles des docteurs émérites qui se sont succédés sur les bancs de la prestigieuse université.
Cherchez le téléphone ! |
Gestes millénaires, mobile du millénaire... Photo : Gérard/CVN Gérard BONNAFONT/CVN
En devisant sur le symbolisme et la philosophie confucéenne, nous traversons la grande cour qui précède les pavillons dédiés à Confucius, et nous pénétrons dans le sanctuaire lui-même. Maître Kong, de son vrai nom, nous accueille lui-même, assis en position du lotus, mains à plat, paumes l’une contre l’autre. Cela semble être la position idéale pour méditer et élever son esprit au delà des contingences terrestres. Je dois avouer que les rares fois où je m’y suis essayé, je me suis octroyé plus de crampes que je n’ai émoustillé mes neurones ! Pour l’heure, je m’efforce de présenter à mes amis, les effigies des disciples qui, assis de part et d’autres, accompagnent le maître dans sa méditation. Explications données à vois basses, car, comme dans tout sanctuaire qui se respecte, des fidèles sont agenouillés devant la statue du sage, et prient avec vénération, sans doute pour que leurs enfants obtiennent le succès à leurs examens.
Mes amis français, impressionnés par la solennité de l’endroit et la ferveur du moment, marchent sur des œufs et m’écoutent en une attitude révérente, qui me laisserait presque croire que Confucius, c’est moi. Soudain, une sonnerie de téléphone retentit dans l’enceinte sacrée. Nos regards se tournent vers la source du bruit incongru : c’est la personne prosternée devant l’autel. Sans se décontenancer, elle se redresse, sort le téléphone de sa poche et répond à son interlocuteur. Un bref instant j’en viens à imaginer que c’est Confucius lui-même qui désire s’entretenir en privé avec sa fidèle. Je n’aurais jamais la réponse, puisque, après avoir marmonné quelques mots dans le microphone du téléphone, elle remet l’appareil dans sa poche et reprend sa posture de prière en psalmodiant à mi-voix.
Mes amis sont stupéfaits, leur monde s’écroule ! Comment ? La légendaire sérénité asiatique cède donc devant le matérialisme occidental ? Le sempiternel discours sur l’élévation de l’esprit dû à une grande pratique de la méditation et de la maîtrise de soi, ne serait que poudre aux yeux ? Le lien spirituel qui relie aux ancêtres passerait-il par le réseau de télécommunication ? Je les sens vaciller... Vite quitter le temple pour aller respirer le bon air pollué par les miasmes de la vie moderne ! Ça au moins, c’est rassurant.
Souriez, vous êtes filmé !
Nghia Lô, le lendemain de ce jour. Après avoir traversé le pays des plantations de thé et des rizières irriguées par des grandes norias en bambou, nous faisons halte pour la nuit dans cette petite ville du premier plateau du Nord montagneux. Pour nous dégourdir les jambes, nous musardons à proximité d’un village tay. Et, comme tout visiteur qui se respecte, mes amis mettent en boîte photographique ce qu’ils ont sous les yeux. Tout est capturé en numérique : cette femme au grand chignon noir qui arrose ses rames de haricots, ces enfants en uniforme d’écoliers qui courent derrière les libellules, cette vieille dame au sourire édentée qui vend de la canne à sucre au bord du trottoir, cet homme qui conduit son buffle à travers les plants de jeune riz...
Justement, nous nous arrêtons pour que mes amis puissent prendre une photo du buffle mufle levé. Pour le moment seul, son dos et sa queue qui fouette l’air, émergent de la rizière. Quant à son propriétaire, seul son chapeau pointu indique sa présence auprès du gros animal. Et c’est au moment où le buffle consent à montrer le bout de son museau que l’impensable se produit. L’homme accroupit se redresse et tiens à bout de bras un téléphone portable dernier cri, avec lequel il vise mes amis. Dans le duel photographique qui suit, c’est lui qui appuie le premier ! Son flash nous surprend et avant que nous puissions dire «ouf», nous sommes dans son appareil. Hilare, il se laisse complaisamment photographier, non sans avoir réitéré son tir...
Le buffle ne paraît nullement étonné de voir son maître se transformer en paparazzi, à se demander d’ailleurs s’il n’est pas complice de l’embuscade ! Tandis que nous poursuivons notre chemin, je dois rassurer longuement mes amis. Mais oui, le brave paysan penché sur son champ de riz, qui figure en bonne place dans tous les catalogues de vacances, possède un téléphone portable moderne ! Mais oui, lui aussi, il sait faire des photographies, et peut-être même que nos portraits se retrouverons un jour sur un site web.
Mais oui, nous sommes au XXIe siècle, même au Vietnam..., et il est parfois bon d’en rendre compte !