Pour et contre les sept émotions humaines

Dans le Vietnam traditionnel, la vie spirituelle est un amalgame, souvent un compromis de croyances populaires et de religions établies, ce qui explique l’absence de guerres de religion dans notre histoire plurimillénaire.

L'oeuvre Sai vai (Dialogue entre un moine et une moniale bouddhiques), écrite en 1750, est longue de 640 phrases.

Les deux religions dominantes sont le confucianisme régissant la vie communautaire et le bouddhisme, la vie individuelle. Elles coexistent pacifiquement, souvent se complétant, mais parfois non sans heurts parce que la philosophie de l’engagement social confucéen est à l’opposé de l’idéologie du détachement bouddhiste. Nous pouvons citer comme exemple de cette opposition un dialogue du tuông (théâtre classique) Sai vai (Dialogue entre un moine et une moniale bouddhiques, XVIIIe siècle).

L’auteur de cette œuvre est Nguyên Cu Trinh (1716-1767), lettré érudit, administrateur compétant et grand chef de guerre. Vivant dans la période de sécession du pays, il sert les seigneurs Nguyên dans le Sud Vietnam. En bon confucéen, il ne peut admettre qu’on se dérobe aux obligations sociales. Dans cette œuvre, il critique un dogme bouddhique, le renoncement aux sept émotions pour atteindre la délivrance.

Les sept émotions de l’homme

Ces sept émotions sont le plaisir, la joie, la colère, la tristesse, l’amour, la haine, le désir. Jouant au pince-sans-rire, il fait semblant de blâmer ces sentiments humains pour en faire l’éloge, ajoutant à son jugement un brin de badinage érotique.

Ci-dessous des extraits du texte :

Le moine :

… Je ne pense guère aux honneurs

J’ai peur que les sept émotions (1)

Ne deviennent néfastes si, à l’intérieur, elles s’écartent de la voie droite,

Et que leurs manifestations extérieures déréglées ne brisent la vertu.

Je me consacre entièrement à la religion,

Mais j’ai le défaut d’y trouver toujours du plaisir.

Je me réjouis de la vaste terre

Et du ciel immense,

Des eaux et des montagnes à perte de vue vertes et bleues,

De la lune limpide et du vent frais.

Dans l’espace infini des Trois mille mondes (2), je me réjouis de ce monde terrestre gros comme une gourde,

Délivré des «six voies» (3), je me réjouis d’avoir pénétré les «trois domaines» (4)

Grimpant au mont Bông Lai (5), je partage la joie des Huit Immortels

Gravissant la chaîne Thuong, je me réjouis avec les Quatre vieillards (6)

La Vertu d’humanité et la Voie me trouvent du plaisir,

Comme les relations avec les saints et les sages,

Et aussi le son de cloche qui presse le voyageur à reculer sa barque,

Ou la sandale, devenant bateau emporté par le vent (7)

M’évadant du monde profane, je me réjouis en voguant sur la barque de l’Entendement (8)

Me lavant de la poussière, je plonge avec joie dans l’eau du Gange (9)

Je me réjouis de la doctrine de Bouddha, tout imprégnée de l’amour de l’être humain,

Et du cœur des Bodhisavas (10), toujours prêt à sauver les foules

Ma joie est simple : Une cruche, un bol (11)

être un bonze servi par un jeune enfant.

Mais pour disserter à satiété de la joie,

Rien ne vaut de la partager avec vous, n’est-ce pas bonzesse ?

J’ai cet autre défaut indéniable :

De souvent aimer et compatir

J’aime les Trois Rois (12) et les Cinq Empereurs (13)

Leur piété filiale et leur respect envers les aînés,

Leurs vertus et leurs talents,

J’aime l’empereur Nghiêu (13) avec sa veste en toile grossière et son pantalon en fil de chanvre,

L’empereur Thuân (13) labourant sous les nuages, bêchant au clair de luneSWWW

… Et Confucius, sage parmi les sages, mais que le malheur n’épargne point.

Les nuits d’hiver, je plains le fils couché sur la rivière gelée ou pleurant sur de vieux bambous (14)

Sur la frontière du Nord, je compatis avec l’homme qui faisait paître les chèvres et se désaltérait avec la neige (15).

La compassion colle à mon cœur,

Profonde, au suprême degré !

Je compatis avec les quatre coins du monde,

Mieux vaut compatir en premier avec vous, n’est-ce pas, bonzesse ?

Cependant je crains une chose,

J’ai le défaut de m’irriter longuement,

Mon irritation est légitime et non sans fondement,

Elle est sincère, et non simulée

Je m’irrite de cumuler fautes et erreurs,

Chaque faute commise me met dans une colère sans fin,

Je m’irrite d’avoir peu de vertu et de talent

Vertu, talent, j’enrage d’y penser,

Je me fâche de mon incapacité politique,

De mon ignorance en art militaire

Je me reproche de n’avoir servi mon roi avec toute la loyauté désirable,

De n’avoir pu m’acquitter de ma dette envers mes parents

Quand je pense au monde des hommes,

La colère me saisit

À scruter le passé et le présent,

Ma colère redouble.

… Et je me fatigue à couver une colère sans fin.

Encore un autre point :

J’ai le défaut d’être enclin à l’amour.

Je n’aime point les orgueilleux,

Mais seulement les gens loyaux et droits.

À vrai dire, selon la nature humaine,

On doit d’abord aimer soi-même.

La raison, la vertu d’humanité aidant,

On finit par aimer tous les êtres.

Je nourris un amour profond pour les hommes vertueux

Un amour ardent, à l’égard des hommes sincères.

J’aime les hommes généreux à l’âme magnanime,

Et les hommes de bien au cœur plein de droiture.

… Quand le froid sévit, j’aime les pins et cyprès, solides et verts.

Sur les longues routes, j’aime les chevaux de race au galop rapide et sûr.

J’aime les fils pieux autant que l’or et le jade,

Les sujets loyaux, autant que perles et pierres précieuses.

À parler des voies à suivre, j’aime la Voie du Juste milieu,

À parler des cœurs, j’aime les cœurs épris d’humanité et de justice.

Huu Ngoc/CVN

(À suivre)

1. Les sept passions (le plaisir, la joie, la colère, la tristesse, l’amour, la haine et le désir).

2. Terme bouddhique pour désigner l’univers, l’infini.

3. Luc dao : Six transmigrations des âmes après la mort (ascension au paradis, descente dans l’enfer, résurrection sous forme humaine, sous forme animale, etc…)

4. Tam gioi : Désir, Apparence, Vide (domaine de celui qui a atteint à la Perfection, s’étant affranchi du désir et de l’apparence.

5. Montagne où séjournent les Immortels.

6. Quatre vieillards vertueux de la dynastie de Han.

7. On raconte qu’après sa mort, le bonze Dat Ma traversa l’océan sur une sandale à voile pour gagner le Pays de l’Ouest (pays de Bouddha).

8. Bat nha : Prajna (sino-vietnamien : tuê, tri tuê) ; entendement, intelligence, connaissance, sagesse. Troisième principe de la discipline bouddhique et une des six Vertus exigées par le Mahayana.

9. Ma ha : Le Gange dont l’eau purificatrice laverait tous les péchés.

10. Bô Tat : désigne celui qui va devenir Bouddha. Étant sur le chemin de la Perfection, il n’est pas encore parvenu au stade du «bodhi» (éveil à la connaissance suprême ou à l’Illumination supérieure qui permet de revoir toutes ses existences antérieures et de reconnaître que la cause de la douleur est la Renaissance). Grâce au «bodhi», Bouddha découvrit l’enchaînement des causes et des effets (Karma) et se libéra de la transmigration (Sansara).

11. La population remplit d’eau et de riz les cruches et les bols que les bonzes déposent au bord de la route.

12. Tam Hoàng : Trois rois saints de la période légendaire chinoise (Thiên Hoàng (roi du Ciel), Dia Hoàng (roi de la Terre), Nhân Hoàng (roi des Hommes).

13. Ngu dê : Cinq empereurs saints de la période légendaire chinoise, succédant aux Trois rois saints (Phuc Hi, Thân Nông ; Hoàng Dê, Dê Nghiêu, Dê Thuân).

14. Allusion à deux exemples de piété filiale dans l’ancienne Chine : Vuong Tuong (dynastie des Tsin) se coucha sur la glace pour attendre le dégel et prendre des poissons dont sa mère était friande, Manh Tong (période des Trois Royaumes), embrassa en hiver le tronc d’un bambou pour attendre l’apparition des pousses que sa mère aimait manger.

15. To Vu de la dynastie des Han, envoyé en mission chez les Hung ; fut exilé dans la montagne.

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