D'Oslo à Madrid, de Dublin à Istanbul, de Lisbonne à Riga, les mots de la langue française ont émigré. C'est à leur poursuite que Marie Treps (phocto ci-contre), linguiste au Centre national de la recherche scientifique, est partie. Quatre ans plus tard, elle livre ses découvertes dans un ouvrage sur ce français qui "a été la langue chérie de l'Europe", et qui véhicule avec lui tout un imaginaire.
À quoi ressemblent donc ces mots migrateurs ? "À peu près partout en Europe, on peut parler d'un français de salon, joli mais un peu désuet. C'est aussi un français qui évoque le chic et avec lequel on joue", résume la chercheuse.
Alors, obsolète ? En partie, oui. C'est ainsi qu'un mot peu usité en France comme "boudoir" est très répandu dans les langues européennes, ou qu'en allemand, on se sent "bleu-mourant" lorsqu'on est prêt à défaillir. "On retrouve en effet des survivances d'un français qui n'existe plus, du Grand Siècle et des Lumières", précise Marie Treps. "On utilise parfois le français pour manifester que l'on est cultivé", poursuit-elle. Certaines expressions, comme "enfant gâté", "noblesse oblige", "impression de déjà-vu", sont ainsi citées à tout propos en Russie ou au Royaume-Uni. Il y a également un aspect ludique à l'usage de ces mots, car "qui use de mots français, souvent s'en amuse", pointe la linguiste. Et de décliner comment "copains comme cochons" a abouti à "amikosonstvo", en russe, ou "guillotiner" à "gilotynowac", qui signifie en polonais interrompre brusquement une conversation.
Sans surprise, certains registres ont fourni pléthore de mots. C'est le cas des arts culinaire ou vestimentaire, de ce qui relève de l'habitat ou de la ville. On retrouve ainsi l'"omelette" ou le "gratin", quand ce n'est pas, comme en Grèce, le "pourés-zambon" (pour purée-jambon). On peut également entendre les mots "déshabillé", "costume", voire, en Turquie, "robe de chambre", ou encore "chaise longue", "parquet", "terrasses", "garages" et autres "passages". Des mots issus des technologies ont aussi fait de belles échappées. Ainsi en est-il du vocabulaire des chemins de fer avec "locomotive" ou de l'automobile, avec "embrayage", "carburateur", "bougie"… "Ce sont en fait les mots de la modernité. Ont suivi diapo, prospectus, et bien d'autres", rappelle Marie Treps. Dans l'univers de la diplomatie, "on retrouve partout des termes tels que lettres de créance, consulat, ambassade, ministère…".
Une grande inventivité
Le français s'affirme aussi dans la défense des libertés, l'émancipation des peuples. "Il a notamment servi de langue de résistance. Par exemple, la jeunesse bulgare a fabriqué avec lui un argot, qui, à la période soviétique, permettait de parler entre soi de certaines choses", fait valoir la linguiste. Aujourd'hui, cet argot est toujours vivant. Ainsi, "abdiquer" a-t-il donné "abdikiram" et signifie "sécher les cours", et "garderob" s'emploie-t-il pour parler d'un individu costaud assurant le service d'ordre.
Dans ces acquisitions, l'imaginaire de chaque culture se met en œuvre. "Chacun adapte les mots à sa fantaisie. Il y a beaucoup d'inventivité", observe-t-elle. D'où une partie des faux-amis. Le mot familier "couillon" qui qualifie en français un imbécile a, sur ce plan, connu un sort étonnant. En Norvège, il désigne un lâche ; en Pologne, un étudiant révisant ces devoirs au dernier moment ; en Russie, un chaud-lapin.
Le choix des mots peut aussi trahir la perception que leurs voisins européens ont des Français. Et celle-ci se révèle contrastée. "Il y a des choses très positives ; d'autres, beaucoup moins". On retrouve ainsi "brutal", "absurde", "pédant", mais aussi "charmant", "discret", "chic" parmi les mots migrateurs. "Filer à la française" peut signifier soit partir sans payer, soit de façon impolie… "Tout un vocabulaire, que l'on ne citera pas ici, laisse également à penser que les Français ont des mœurs légères".
Florence Raynal/AF/CVN