Ce n'est qu'en 1910 que les premiers écrans y apparurent, à l'intention des familles de colons et des soldats d'occupation avant de s'ouvrir à un public large.
"En ce temps-là, raconte Hô Chi Minh (2), il n'y avait que le cinéma muet. Les colonialistes employaient le cinéma pour dénigrer notre peuple. Ainsi, à la foire-exposition de Marseille, en dehors des affiches représentant une foule de mandarins vietnamiens se confondant en prosternations devant le roi fantoche et son molosse, le Gouverneur général et le Résident supérieur, en dehors des ouvriers au torse nu qui tiraient le pousse-pousse, il y avait encore le cinéma. Dans les films, on voyait de vieilles femmes aux dents laquées mâchant du bétel, des paysans décharnés et déguenillés, des hommes en langouti qui grimpaient sur les cocotiers…, tout cela baptisé +Images d'Annam+" (3)
Le cinéma servait de plus en plus des buts politiques et commerciaux, surtout après l'introduction du parlant au début des années 1930… Les deux firmes françaises Indochine films et cinéma et Société des Ciné-Théâtres d'Indochine qui détenaient le monopole de l'importation distribuaient des films de France, des États-Unis, de Hong Kong (Chine). Le public comprenait en plus de la colonie française un milieu urbain restreint de fonctionnaires, d'étudiants, d'élèves, de commerçants. Le peuple travailleur, en particulier les paysans qui formaient 95% de la population, ignoraient l'écran. L'Indochine française (Vietnam, Laos, Cambodge) n'avait que 45 salles pour 23 millions d'habitants. Le Vietnamien n'allait au cinéma qu'une fois tous les dix ans. L'exploitation commerciale ne visait que les centres urbains peu nombreux.
La politique coloniale ne favorisait guère la production de films "indigènes" d'autant plus que l'économie, dominée par une agriculture des plus arriérées, dépendait entièrement de la métropole au plan industriel. Il fallait s'adresser à Paris pour le moindre mètre de pellicule ou le ressort le plus insignifiant.
Les rares films de fiction tournés au Vietnam reposaient sur le capital français et chinois et sur une direction française et chinoise. Instruments du profit, œuvres hybrides sans personnalité nationale, ils dénaturaient l'histoire et la tradition (Kim Vân Kiêu - 1923, Bà Dê - 1929), recherchaient des effets de cirque (Tou Fou prend femme - 1925) ou de mélo (Canh dông ma (Le Cimetière hante), Trân Phong ba (La Tempête), réalisés à Hong Kong en 1938).
L'administration se montrait si ombrageuse qu'elle ne tolérait pas les courts métrages tournés par des capitalistes vietnamiens susceptibles d'éveiller le sentiment national. Ainsi, Soir sur le Mékong (Buôi chiêu trên sông Cuu Long, 1938) d'Antoine Giau fut interdit.
La Révolution d'Août 1945 mit fin à une domination coloniale de 80 ans. La jeune République démocratique du Vietnam qui en était issue se trouva aux prises avec les pires difficultés : suites de la famine de 1944-1945 causée par la politique franco-japonaise qui avait fait deux millions de victimes, - occupation du Nord du pays par les troupes de Tchang-Kai-Shek qui soutenaient les Koumingtaniens vietnamiens contre le gouvernement Hô Chi Minh, - tentative de reconquête française appupée par les Britanniques.
Le pouvoir populaire réussit à sortir de cette passe dangereuse et à galvaniser la nation entière dans une résistance généralisée qui devait éclater le 19 décembre 1946. Malgré l'avalanche des événements, il se mit tout de suite à jeter les bases d'une culture nationale, et populaire.
Le Président Hô Chi Minh décréta la lutte contre un triple ennemi : la famine, l'agression et l'analphabétisme. Le pouvoir mit le cinéma au service du peuple en créant une "Section TSF-Ciné-photo" au sein du ministère de l'Information et de la Propagande. Une première équipe mobile de cinéma fut constituée d'urgence pour faire comprendre aux masses la ligne politique du gouvernement provisoire et dénoncer les manœuvres agressives et les complots anti-révolutionnaires. Se déplaçant dans un wagon sur la voie ferrée longeant la route nationale N°1 du Nord au Sud, elle reçut un accueil délirant. À chaque étape, les gens faisaient à pied des dizaines de kilomètres pour venir voir les premières images de la révolution apportées de la "capitale Hanoi". Les projections étaient accompagnées de commentaires oraux et d'expositions de photos. Dans la province de Quang Ngai au Centre, l'équipe dut faire demi-tour, la route étant barrée par les troupes françaises. Elle rentra au Nord et se retrancha dans la jungle du Viêt Bac après le déclen chement de la résistance générale.
Les premiers films vraiment vietnamiens datent de la Révolution d'Août 1945. Au lendemain de l'insurrection à Hanoi, une poignée de photographes cinéastes amateurs mit la main sur l'atelier cinématographique français installé dans la cave du Théâtre municipal. L'équipement, maigre et hétéroclite, comprenait une caméra à main, une caméra SEPT pour films de 35 mm, une cassette minuscule pour sept mètres de pellicule. Il s'enrichit de dons faits par les ressortissants vietnamiens en France. Les films tournés au Vietnam devaient être envoyés en France pour être développés et tirés pendant la brève période précédant la guerre.
Émouvante et courte fut la filmographie de l'époque. Elle comprit des actualités d'une valeur historique incontestable : proclamation de l'indépendance du Vietnam - place Ba Dinh de Hanoi - par le Président Hô Chi Minh, attaque de la rue des Vermicelles par les Français, scène de barricade au faubourg Cau Den, accueil de Hô Chi Minh à son retour de Fontainebleau en 1946. Le groupe Étoile d'Or (Sao Vàng) formé de cinéastes vietnamiens amateurs vivant en France y apporta sa contribution avec quelques courts métrages : Visite du Président Hô Chi Minh en France, La conférence de Fontainebleau, La vie des 28.000 ressortissants vietnamiens en France.
(1) Jusqu'à la fin du XIXe siècle.
(2) Au 3e Congrès national des lettres et des arts tenu à Hanoi en 1962.
(3) Le Vietnam était désigné sous le nom d'Annam.
Huu Ngoc/CVN
(à suivre)