La fuite des cerveaux haïtiens

Le tremblement de terre du 12 janvier dernier a balayé écoles et universités. Depuis, les élites partent. Rattrapé par ses racines, le géographe Jean-Marie Théoda a, lui, fait le chemin inverse.

Après la mort, la fuite. Un sauve-qui-peut général. Et une peur palpable qui agite ceux qui tentent de s'y opposer. Habité par une volonté farouche, Jean-Marie Théodat est retourné en Haïti pour empêcher une énième saignée des élites. Après 30 ans passés en France, l'universitaire revient vivre chez lui. Géographe et maître de conférences à la Sorbonne, il songeait depuis des années à rentrer. Le jour du séisme, dont le bilan s'élève à plus de 250.000 morts, il a compris que le temps était venu. Rattrapé par ses racines, il n'avait plus le choix. L'homme, parti seul à 17 ans de Port-au-Prince, a tout lâché. Sa femme, ses 2 filles et ses étudiants. Un exil à l'envers. Il a atterri le 7 avril, date symbole. Un destin ? C'est le 7 avril 1803 qu'est mort Toussaint Louverture, héros de la révolte des Noirs, un an avant l'indépendance de cette moitié d'île.

Jean-Marie Théodat dirige la délégation caraïbe de l'Agence universitaire de la Francophonie (AUF), qui a organisé à Montréal récemment les Assises internationales pour la reconstruction de l'enseignement supérieur haïtien. Il dort sous la tente avec sa mère de 88 ans au pied des ruines de la maison familiale, se lave dans des baquets. Avec chaque matin la même urgence : rebâtir les universités pour empêcher l'accélération de l'exode des cerveaux.

Mi-février, le président français Nicolas Sarkozy a proposé d'accueillir 700 étudiants haïtiens. À l'ambassade de France de Port-au-Prince, 14.752 jeunes ont accouru déposer leur dossier. Quatorze mille ! La moitié du nombre d'étudiants à l'université d'État. "Les jeunes veulent partir, c'est compréhensible, explique Jean-Marie Théodat. C'est une solution individuelle qui permet de se tirer d'affaire mais c'est une posture qui, collectivement, maintient le pays dans une situation de déficit permanen". Le collectif ou l'individuel. Choix utopique.

Agya vit à Miami, son grand frère bientôt au Canada

Pradel Henriquez a toujours refusé l'exil des élites. Poète, ancien professeur de lettres, il est aujourd'hui directeur général de la radio et de la télévision nationales haïtiennes. Quand Dali, son fils de 18 ans qui rêve de médecine, est venu lui parler après le séisme, Pradel a deviné : "Papa, je crois qu'il faut qu'on parte." Traumatisé, son garçon de 12 ans, Mikelli-Steff, multipliait les pertes de connaissance. Alors Pradel a conduit femme et enfants en République dominicaine pour qu'ils prennent l'avion, destination Miami, où vit un oncle. Le visa, valable 5 ans, doit être renouvelé tous les 6 mois. Pradel en était alors sûr, ils allaient rentrer au pays. Mais quand il est allé voir sa famille en Floride, qu'il a parcouru le chemin pour accompagner ses fils à leur nouveau collège et lycée, il a compris : ils ne reviendront pas.

Dans la chambre de Mikelli-Steff, à Delmas 19, à Port-au-Prince, les placards sont éventrés. Comme si la vie s'était arrêtée ce jour de fuite. Mais la vie ne s'est pas arrêtée, non, elle a été déchirée, comme les murs balafrés de la bâtisse privée d'électricité. Les ombres et les silences de la nuit montent dans le salon abandonné. Un orage tropical éclate, d'une rare violence. Et ce coup de fil de Miami. Mikelli va mal : "Papa, je me sens disparaître." "Écoute, tente Pradel, écoute-moi… " Ecouter quoi ? Les nuits de Pradel elles-mêmes sont disloquées. Premier sommeil dans la chambre lézardée. Deuxième sommeil sous la tente, dans le jardin. Nomade dans sa propre vie. Exilé de l'intérieur.

Parce qu'il est là. Il est toujours là, le goudougoudou. Monsieur Goudougoudou, comme l'appellent certains. Ce grondement inhumain qui a mutilé la terre et fragilisé les hommes. "Qu'est-ce que je fous là ?", lâche soudainement Pradel. Sans famille, va-t-il résister longtemps dans ce pays meurtri ? Combien sont partis ? Combien encore vont fuir ? Le saura-t-on jamais… "Le pays n'a vécu que d'exil, explique Pradel. Aujourd'hui, c'est comme une évacuation naturelle. Ceux qui restent n'ont pas les moyens de partir ou ne veulent pas perdre la reconnaissance qu'ils possèdent ici ".

Le soir, la route sinueuse qui grimpe dans la montagne n'est qu'une colonne de 4 x 4 ou de voitures rutilantes. Loin des décombres silencieux et de la foule criarde de la ville basse. La Boule, Kenscoff, Thomassin… Coins de campagne à la fraîche. C'est là qu'habitent les familles aisées, à flanc de collines, dans des villas cachées derrière des murs d'enceinte. Myriame et Michel Godefroy ont laissé partir leur fille qui allait perdre son année avec la destruction de son collège. Après plusieurs jours de cohue devant le Bureau de l'immigration-émigration, ils ont obtenu le précieux sésame, un "passeport" pour quitter le pays. Anya, 17 ans, vit aujourd'hui chez ses grands-parents, à Miami elle aussi. Avec son grand frère de 27 ans, informaticien choqué par le séisme qui attend une résidence pour le Canada. Son plus jeune frère de 23 ans est en France pour s'inscrire en gestion à l'Université de Lyon-II.

Myriame, gouvernante en chef de l'hôtel Karibé, et Michel, représentant de Mitsubishi, se persuadent que leurs enfants vont revenir : "On connaît tout le monde ici, il suffira de passer un coup de fil pour leur trouver du travail ". "Les circonstances de la vie font que vous partez aujourd'hui mais vous ne savez pas quand vous allez rentrer à la maison", tempère Jean-Marie Théodat, le géographe si longtemps exilé.

AUF/CVN

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