Labyrinthe urbain

«212/6/21/4 Nuoc Phân Lan». Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit pas d’un numéro de compte bancaire, des mensurations d’une certaine Mme Nuoc Phân Lan, ou d’une formule chimique destinée à transmuter le plomb en or. C’est tout simplement ce que pourrait vous répondre une personne à qui vous demandez son adresse...

Certains vont dire que c’est encore une chinoiserie destinée à rendre fous les facteurs locaux, alors qu’il serait si simple, comme en France, d’accoler le numéro d’ordre de la maison à celui de la voie dans laquelle elle se trouve. C’est ignorer l’organisation urbaine au Vietnam...
Dans les vieux quartiers des villes, trouver une adresse ressemble beaucoup à un jeu de piste. Tout d’abord, il faut connaître la règle du jeu. Ainsi, dans l’exemple cité en début de cette tranche de vie, 212 désigne le numéro de la rue où nous devrons tourner pour nous engager dans une ruelle, où, au numéro 6, nous devrons pénétrer dans une autre ruelle, au 21 de laquelle, nous entrerons dans une petite ruelle où nous trouverons la maison indiquée au numéro 4… Facile, somme toute. Pas vraiment, quand on est un néophyte !
Suivre les noms...
Je me souviens de la première fois où j’ai dû me rendre chez un ami. Bien qu’il m’ait donné la clef pour décoder son adresse, j’étais perplexe. Le jour dit, je me fais conduire par un chauffeur de taxi jusqu’à la première étape : le numéro de la «duong» (avenue) qui inaugure la suite mathématique devant m’amener chez mon hôte. Face à la rue étroite qui s’ouvre devant moi, j’éprouve le sentiment d’être Thésée pénétrant dans le labyrinthe, mais sans le moindre petit fil d’Ariane pour avoir quelque chance d’en sortir vivant. Un dernier regard à la plaque bleue émaillée, apposée sur la façade de la maison, pour bien vérifier que je démarre d’un bon chiffre, avant de quitter le monde connu. À partir de maintenant, les rues deviennent anonymes...


En effet, au Vietnam, seules les grandes voies de circulation sont baptisées. Leur désignation de «phô» (rue) ou «duong» est suivie du nom choisi pour honorer un héros, un fait historique, un homme ou une femme qui a marqué l’histoire ou la culture du pays… Là, je suis en terrain connu, et d’ailleurs il me suffit de regarder sur les stores des magasins pour repérer le nom de la rue dans laquelle je me trouve, voire, comme à Hanoi, savoir dans quel quartier je me trouve. Petites ou grandes, rectilignes ou sinueuses, longues ou courtes, toutes ces «duong» ou «phô» ont quelque chose de rassurant : nous savons à qui nous avons affaire ! Mais, quitter cette nomenclature édifiante, c’est entrer dans un monde de lacis mystérieux, avec pour seule boussole une succession de chiffres sibyllins, auxquels nous devons faire confiance.
Ce que je fais ce jour-là, pour me rendre à l’invitation à dîner de mon ami. Après avoir fait brûler mentalement quelques bâtons d’encens en l’honneur de mon arrière-grand-mère et du Génie de l’orientation, j’affronte l’épreuve du dédale... À peine ai-je fait un ou deux pas que je tressaille ! Ne voilà-t-il pas une plaque de rue qui brille fièrement sur un poteau situé à l’entrée de la petite ruelle dans laquelle je m’apprête à entrer ? Et d’après les indications, je suis dans la rue Ngo. Tiens, curieux! Mon ami ne m’a pas donné ce nom. Qu’importe, j’avance le cœur léger, me disant que si je me perds, j’aurais toujours la possibilité de donner ce nom de ruelle pour me faire guider. Un œil fixé sur les nombres inscrits sur un papier, et l’autre sur les numéros de plaque apposées aux murs, (ce qui, vous me l’accorderez, n’est pas la meilleure façon pour profiter du paysage), je progresse avec circonspection dans une ruelle sans trottoir, où motos, piétons, cyclistes, voisinent, courageusement pour les uns, en klaxonnant pour les autres...
… ou perdre le Nord !
Après une centaine de mètres, j’arrive à la maison portant le numéro suivant sur ma liste. Effectivement, une petite ruelle, encore plus étroite et tortueuse que celle dans laquelle je suis, y prend naissance à côté. Tiens, bizarre ! Elle aussi s’appelle la rue Ngo !?
Un petit coup d’œil panoramique, et je constate que la rue Ngo que je m’apprête à abandonner croise une autre ruelle Ngo, et que la rue qui s’ouvre à ma gauche arbore fièrement une plaque avec le nom Ngo ! Seuls les numéros inscrits en-dessous du nom changent...
Cette gémellité m’inquiète, et c’est d’un pas nettement moins assuré que je continue ma progression. Pourquoi ne suis-je pas étonné quand, après quelques minutes, j’aperçois, au flanc de la maison qui porte le troisième numéro de ma liste, une improbable petite ruelle, qui porte encore le nom de Ngo ? Décidé à ne pas me laisser perturber par ce nom qui s’amuse à me faire perdre le Nord, je décide de faire une confiance absolue aux chiffres. La ruelle serpente entre deux rangées de maison que je pourrais toucher en étendant mes bras de chaque côté. Croiser une moto devient de plus en plus aléatoire, et je dois presque rentrer chez les gens, quand un impératif coup de klaxon me signale que je ne suis pas seul dans la rue Ngo !
De Ngo en Ngo, j’arrive au bout de mon jeu de piste. Là, à l’entrée de la maison portant l’ultime numéro de ma liste, m’attend un ami souriant qui m’invite à rentrer chez lui. «Bonjour, tu ne m’avais pas dit que tu habitais rue Ngo !?». Grand éclat de rire. «Ngo, ce n’est pas le nom d’une rue ! Ça veut dire impasse ou ruelle». Ah bon ! En fait, quand je rentre dans une Ngo, je ne sais jamais si je vais arriver à un cul-de-sac, ou, si je vais pouvoir passer d’une rue à l’autre… Selon mon ami, ça n’a aucune importance, puisque de toute façon les gens connaissent !!! Logique vietnamienne qui me laisse toujours pantois !
Et encore, je ne vous ai pas parlé des «ngách» qui côtoient les «ngo»..., de quoi y perdre son expatrié !

Gérard BONNAFONT/CVN


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