Cultiver le bonheur…

Comme les dernières feuilles mortes, les derniers jours de l'année 2014 s'éparpillent au vent des souvenirs. Comme les premières fleurs, les premiers jours de 2015 s'ouvrent, pleins de promesse…

Juste pour le bonheur d’un moment de sérénité !
Photo : Gérard/CVN

Certains diront que j'ai l'âme bien bucolique pour commencer cette tranche de vie de la nouvelle année. C'est qu'à l'heure où j'écris ces quelques lignes, le Vietnam m'offre un de ces moments de bonheur tranquille que l'on aimerait prolonger indéfiniment.

Alors que dans le centre-ville, c'est l'effervescence pour se préparer aux festivités du Têt Tây (Jour de l'An occidental), dans mon faubourg, le temps semble s'être arrêté. La fenêtre ouverte laisse le soleil inonder mon bureau de lumière. Alors que ces derniers temps, châles et gilets étaient plutôt de mise dans les maisons, aujourd'hui on retrouve les manches courtes pour profiter d'une chaleur presque printanière. Comme quoi, les années se suivent et ne se ressemblent pas !

L'an dernier à la même époque, je me souviens d'une escapade en moto dans les montagnes du Nord-Ouest. Semblables à des oignons, Tuân et moi avions revêtu plusieurs couches de vêtements pour nous protéger d'un froid insidieux doublé d'une pluie glaciale, à en avoir du givre sur le bout des moustaches.

Alors, puisque cette année, le soleil n'est pas parti aux sports d'hiver, je ne vais pas bouder mon plaisir et je profite à fond du bruissement d'une vie tranquille qui parvient jusqu'à moi.

Culture en chants

De la Maison de la culture (Nhà Van hoá) qui se trouve à une dizaine de mètres de ma maison, j'entends le halètement de joueurs de ping-pong, ponctués des cris de joie qui saluent le coup réussi. Cette maison de la culture, c'est un peu, après le marché, le deuxième poumon du quartier. On y vient à tout âge pour s'essayer à des activités sportives et culturelles. Celle que je préfère, c'est le yoga. Non que j'y participe, mais parce que le silence qui règne alors me permet de partager la sérénité du moment.

 

On vient à la Maison de la culture à tout âge pour s'essayer à des activités sportives et culturelles.

Par contre, j'appréhende la répétition des chorales, le soir venu. Passe encore que résonnent les tambours, sonnent les trompettes, hurlent les haut-parleurs. Passe encore que chansons, hymnes et complaintes retentissent à l'heure où l'on aimerait trouver le sommeil. Passe encore que les chiens se mettent à l'unisson par des aboiements andante ou adagio selon.

Ce qui ne passe pas, ce sont les envolées lyriques d'apprentis chanteurs qui imposent par micro interposé leurs fausses notes et leur manque total d'oreille musicale, qui mettent les miennes à la torture. Le tapage nocturne, soit, mais harmonieux au moins !

Pour l'heure, je vous l'ai dit, seuls les claquements secs des balles de ping-pong et les rares manifestations de joie de ceux qui se les renvoient troublent le silence de ma ruelle. Ce qui me permet d'entendre au loin les chutes de pierres et de briques qui accompagnent l'élargissement d'une rue.

En ce moment, avec la construction de nouveaux ponts et de voies urbaines, les rues étroites ont du souci à se faire. À grand coup de pelleteuse, on élargit, on taille dans le gras, on ratiboise, on dégage large sur les côtés. Les maisons disparaissent au profit d'une chaussée plus large. À la vitesse où ça va, impossible de savoir si la petite gargote où je vais manger mon "pho" (soupe traditionnelle vietnamienne) le matin sera encore là le lendemain. Quand le Vietnam bouge, il bouge !

 

Culture en champs

Mais ce qui m'émerveille encore, c'est qu'au milieu de cette fièvre urbaine, la tradition résiste. Là, entre ma maison et le nouveau marché, encadrés d'habitations modernes et de cafés-karaokés, se cachent deux petites courettes masquées par des portes disjointes.

Le promeneur intrigué par les coups de marteaux qui pousserait ces portes découvrirait avec surprise des artisans occupés à sculpter de grandes statues ou des brûle-parfums en cuivre. Ce sont les derniers d'un village qui a été avalé par la grande ville au cours des années. Ils sont là, travaillant au maillet comme leurs ancêtres, modelant le métal jaune à grands coups bien ajustés. Ils semblent scander l'impassible marche du temps face à la vacuité de l'agitation désordonnée des hommes. Sans doute, le fleuve Rouge qui s'étire non loin est-il bercé depuis des siècles par cette musique laborieuse.

À quelques encablures de chez moi, j'aime m'y promener, tantôt longeant ses rives de sable blanc, tantôt, profitant de son étiage, pénétrant dans les imposantes bananeraies qui envahissent ses îles. C'est tout un univers de luxuriance tropicale qui s'ouvre à moi. Baissant la tête pour éviter les énormes fleurs violettes qui pendent comme des sacs ventrus, je zigzague à l'aveuglette entre les arbres. Une trouée me permet d'atteindre un champ de maïs que je remonte en écartant les épis rectilignes, avant qu'il ne cède la place à une plantation de tomates ou de haricots.

 

La campagne en ville : quel bonheur !
Photo : Gérard/CVN

Puis, après avoir inquiété quelques chiens en passant devant une ferme isolée, je replonge sous le couvert des larges feuilles de bananiers. Quelques dizaines de mètres encore, avant de surgir à découvert, sur un pré, où un paisible zébu s'octroie un peu de repos. Je contourne l'impavide ruminant pour accéder à une diguette de bric et de broc, où s'entassent sacs de sable et pierres pour former un gué artificiel qui permet de traverser le petit bras du fleuve à pied sec.

Cinquante mètres à peine pour me retrouver au milieu des kumquats qui attendent au garde à vous que le Têt Ta (Jour de l'An vietnamien) vienne les faire changer de domicile. Et c'est guidé par les bruits des pelleteuses et des chants que je retrouve ma ruelle.

Alors, puisque nous sommes à l'époque où s'échangent les vœux pour l'année nouvelle, permettez-moi d'en formuler un qui me tient à cœur : que mon petit bout de campagne à la ville reste intact le plus longtemps possible et que les coups de maillet des sculpteurs de cuivre résonnent pour de nombreuses années encore. Et tant qu'à faire, que les maîtres de chorale apprennent à leurs ouailles à chanter juste au plus vite.

Pour le reste, je vous souhaite une belle et bonne année occidentale 2015, avec autant de moments de bonheur que vous pourrez saisir !

 

Gérard Bonnafont/CVN

 

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