Agapes conviviales

Avec l'arrivée des premiers beaux jours, on se sent des envies de poser sa table à côté de celle des buffles. Autrement dit, d'aller se faire une dînette sur l'herbe.

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Habitué depuis mon plus jeune âge à cette coutume, qui consiste à quitter le doux confort d'une table dominicale pour s'installer sur une nappe à carreaux, en plein territoire d'une myriade de bestioles velues et piqueuses, j'ai très vite initié ma famille à ce genre de délicieuse torture. Et j'ai rapidement découvert qu'ici, le pique-nique n'a rien de commun avec ce que je connaissais. Allez, aujourd'hui, il fait beau, je vous invite !

Improvisation organisée

En général, quand une famille part en pique-nique, l'intendance est conséquente : couverts en plastique, glacière, ouvre-boîte, couteaux, serviettes en papier, victuailles diverses réparties généralement entre charcutailles, chips, salades préparées à l'avance et mises au frais dans la glacière, fromages et fruits, et pour les plus douillets, table et chaises pliantes, voire barbecue pour les hédonistes. Pour le pain, pas d'inquiétude, on l'achètera au passage, dans une petite boulangerie de village. Au total, un coffre de voiture plein à ras bord. Ça, c'est pour le pique-nique à l'occidentale.

Au Vietnam, on voyage plus léger, et pour cause, essayez de mettre sur une moto, qui supporte déjà trois passagers, tout ce que j'ai énuméré ci-dessus ! Oh, bien sûr, au pays des armoires normandes transportées sur le porte-bagages, rien n'est impossible, mais il ne faut pas mélanger plaisir et travail. Que pour des raisons professionnelles ou utilitaires, transformer sa moto en semi-remorque n'a rien d'anormal. Mais quand il s'agit d'aller se promener, hors de question de ne pas prendre ses aises. Place donc à la frugalité des accessoires, sans que cela ne porte atteinte, comme vous le verrez, à l'abondance du repas.

Un sentier qui invite au pique-nique !
Photo : Gérard Bonnafont/CVN

Dès que la décision d'agapes en plein air est prise, la famille se répartit les rôles : je vérifie l'état de la moto et procède à un nettoyage minutieux destiné à la faire rutiler, mon épouse se précipite au marché pour réunir les ingrédients du repas, et ma fille commence à entasser dans de nombreux sacs plastiques peluches, ballons, crayons, et autres accessoires indispensables à une fillette de 9 ans qui va manger sur l'herbe. En général, tout cela est mené tambour battant, car il faut partir à la fraîche pour éviter l'acharnement héliostique (si, si, ce mot existe !). Donc, environ deux heures plus tard, c'est une famille réjouie qui s'installe sur une moto propre comme 1.000 dôngs neufs (en France, je dirais comme un sou neuf. Par contre, il y a, ou plutôt il y avait au Vietnam des pièces de 1.000 dôngs).

Ce dimanche, nous décidons de trouver un petit coin du côté de Bát Tràng, pas très loin de Hanoi, au bord du fleuve Rouge, joignant ainsi l'utile à l'agréable. En effet, Bát Tràng, c'est d'abord le village de la céramique, et nous devons justement remplacer quelques bát, đĩa et autres tách que les vicissitudes de la vie quotidienne ont transformés en éclats divers. Ce sera pour l'après-midi, lors d'une promenade digestive à la vieille halle des artisans, une véritable caverne d'Ali Baba.

Pour l'heure, nous délaissons le village bondé de touristes, pour nous engager dans un petit chemin creux qui nous offre la fraîcheur de grands palétuviers. La moto cahote sur le sol pierreux, faisant fuir des centaines de couples de papillons. Leur envolée éperdue fait bien rire ma fille qui tend les mains pour les attraper. Attention ma fille, ne t'agites pas trop où notre pique-nique va s'achever avant d'avoir commencer, là au milieu des cailloux, le nez dans la poussière. Je roule doucement, attendant la sentence conjugale, qui ne tarde pas : là, on s'arrête ici.

Pique-nique improvisé pour urbains en congé.
Photo : Gérard Bonnafont/CVN

Appétit partagé

Ici, c'est une trouée qui s'ouvre dans une haie d'arbustes sauvages, et conduit à une petite clairière dans une bananeraie, ceinturée d'une clôture de bambous. Derrière les troncs, on distingue le fleuve Rouge qui s'étire langoureusement sous le ciel bleu. Le soleil qui filtre entre les feuilles des arbres dessine un store de lumière diffuse, devant lequel dansent quelques insectes, déjà engourdis par la chaleur. Le sol est recouvert de cette herbe courte, large et drue, si particulière au Vietnam, et qui donne l'impression de marcher sur un revêtement caoutchouteux. Un petit coin de paradis, en somme !

À peine ai-je eu le temps de mettre ma moto sur béquille, que déjà ma fille entame une chasse à tous les animaux vivants qui peuplent ce coin de campagne, aussi petits soient-ils, aussi cachés soient-ils, et que mon épouse déploie un grand carré de tissu qui nous servira de table. J'admire sa dextérité et l'art avec lequel elle improvise son buffet champêtre, à partir de ce qu'elle a trouvé au marché avant de partir : bánh chưng (les fêtes du Têt s'étirent), pâté de bœuf en boîte, giò ou mortadelle vietnamienne, roulade froide de veau, porc fermenté en feuilles de latanier, bánh mì croustillant acheté à une petite vendeuse de rue, et pour faire plaisir à son occidental d'époux le seul fromage à tartiner que l'on peut trouver dans le monde entier, et le dessert.

Le dessert est un véritable repas à lui tout seul : bánh bò nướng de couleur verte (gâteaux traditionnels vietnamiens qui ressemblent un peu à des 4/4), oranges, pommes, mangues, papayes. Devant la quantité, je me demande comment nos estomacs vont pouvoir absorber tout cela. Mécréant que je suis, j'oublie que je suis au Vietnam. Le premier est arrivé tandis que je mordais à pleine dents un énorme sandwich au giò. C'est un petit garçon de 5 ans à peine, qui, intrigué par cette drôle de famille mangeant par terre, vient pointer sa frimousse derrière la clôture de bambous. Un doigt, aussi boueux que la berge du fleuve, dans le nez, il observe nos agapes d'un oeil étonné. Discrètement, je donne à ma fille un bánh chưng pour qu'elle lui remette.

Après quelques secondes d'hésitation, il s'en saisit d'un geste rapide et disparaît en courant. J'ai à peine le temps de finir mon sandwich qu'il revient avec l'arrière ban, en l'occurrence un frère et une soeur aînés. Cette fois-ci, c'est sous forme de sandwichs au pâté que nous payons notre tribut. Même cause, mêmes effets : après récupération des dons, tout le monde disparaît.

Après quelques minutes, des crissements sur les feuilles sèches des bananiers qui parsèment le sol nous avertissent que le nombre de visiteurs est plus important. En effet, c'est toute une famille qui déboule dans notre salle à manger : le père, la mère, un oncle et les trois enfants.

Après les formules traditionnelles de salutations, nous apprenons que nous sommes dans leur propriété, mais qu'ils sont contents que nous nous soyons arrêtés, «car l'endroit est vraiment agréable, n'est ce pas ?».

Et comme ils sont très heureux d'accueillir le Tây (Occidental) et sa famille, ils viennent nous apporter des fruits. On met tout ça sur la table et sans façon on invite tout le monde à partager notre copieux repas. Moment extraordinaire de sympathie et de convivialité avec des personnes que nous ne connaissions pas dix minutes auparavant, étonnées comme toujours d'entendre un Tây parler leur langue. Très vite, la clairière retentit des rires des enfants qui chahutent sous les arbres, des voix des adultes qui parlent de tout et de rien, de la vie, du bonheur d'être en famille, des soucis du travail, de ce qui se passe ici et là-bas. Comme toujours au Vietnam, tout s'arrête aussi brusquement que ça commence. La mère se lève, hèle ses enfants pour retourner à la maison.

Le père prend congé, parce qu'il faut aller travailler, en prenant le soin de nous dire que nous pouvons rester aussi longtemps que nous le souhaitons. Il est temps de tendre les hamacs pour se reposer un peu !

Gérard BONNAFONT/CVN

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