Avoir la bouche en pho

Une des activités les plus partagées dans le monde se situe à l'aube, lorsqu'il faut prendre des forces pour la journée. Le petit-déjeuner, puisque c'est de lui qu'il s'agit, est un rite immuable, particulièrement au Vietnam. À vos bols !

>>Toute modestie gardée

>>Échappée belle !

>>Route au grand cours

En attendant un taxi qui doit m'emmener à l'aéroport, je suis assis sur une marche de l'escalier qui mène à la réception de l'hôtel. Comme tout escalier d'hôtel qui veut se donner un air important, il est monumental : plus de 20 marches qu'il faut gravir et descendre, à chaque fois que j'ai envie de me dégourdir les rotules sur le trottoir de la ville. Pour l'heure, installé sur sa dernière marche, je laisse filer mes pensées en observant le spectacle de la rue…

En cas du matin

Il est à peine 07h00 du matin et, déjà, la ville grouille d'animation. À quelques mètres de moi, les estaminets de trottoirs ont déjà préparé leurs mini sièges en plastique rouge ou bleu.

À gauche, c'est une vendeuse de boissons chaudes ou froides qui trône au milieu de quelques petites tables prêtes à recevoir le client déjà assoiffé par la pollution matinale. Un chien affublé d'un magnifique collier de feutre bordeaux affirme son appartenance à la gent domestique familiale, en narguant depuis la table sous laquelle il s'est niché les deux chiens faméliques qui rôdent dans le coin, dans l'espoir d'un vieux croûton qui traîne ou d'un reste d'ordure oubliée la veille dans le caniveau.

À droite, une plantureuse matrone a empilé plusieurs chaises en plastique pour pouvoir s'asseoir sans danger à l'ombre d'un parasol, sous lequel elle propose des sandwichs au pâté et à l'œuf. Ce type de sandwich, apprécié par tous ceux qui veulent manger sur le pouce, est caractéristique du Vietnam. On chauffe le pain, et on fait fondre le pâté qui se transforme en une pâte molle étalée sur la mie, puis on cuit un œuf en omelette que l'on glisse dans le sandwich. Absolument roboratif, si l'ensemble peut paraître éloigné des canons de la gastronomie selon Brillat-Savarin, il tient au corps pour plusieurs heures !

Depuis quelques années, d'autres casse-croûtes ont fait leur apparition, signe d'une transhumance internationale des pratiques culinaires. Ainsi, à quelques dizaines de mètres de là, un stand mobile rouge et jaune, aux couleurs du Vietnam, propose des kebabs aménagés à la sauce vietnamienne.

Manger le pho est un vrai art, avec ses petits rituels et codes.
Photo : Wikipedia

La traditionnelle viande de mouton ou de veau y est remplacée par de la viande de porc agrémentée de sauce piquante aux piments. Mais les plus nombreux sont quand même les tenants de la culture locale : commencer la journée par un pho. Je ne vais pas vous faire un cours sur ce plat emblématique du Vietnam, sur lequel tout a été dit ou presque. Je ne trancherai pas sur l'hypothèse de ses racines en Chine ou dans la région de Nam Dinh (au Nord du Vietnam), ni sur l'apparition de la viande de bœuf dans le bouillon avant ou après l'arrivée des Français.

Par contre, je vais évoquer avec vous la façon de manger le pho, ou tout au moins comment éviter de passer pour une nouille devant la soupe de nouilles. La meilleure façon d'attaquer un bol fumant de pho est d'avoir des baguettes dans une main et une cuillère à soupe dans l'autre. Prenez dans un peu de bouillon avec votre cuillère et, contrairement à toutes les règles de politesse que l'on vous a inculqué, goûtez-le avec un grand bruit de siphonage. Une manière de prendre contact en somme !

Puis, c'est au tour des baguettes de jouer leur partition. Saisissez adroitement les nouilles de riz qui nagent dans le bouillon, et inclinez-vous pour les enfourner sans autre forme de procès, toujours accompagné d'un bruit d'aspiration qui témoigne de votre appétence pour cette soupe.

Ensuite, on pêche un morceau de viande que l'on avale goulûment.

Source d'aspiration

Cette première phase accomplie, il est temps de se pencher sur l'accompagnement.

Si vous avez à côté de votre pho de petits bocaux ou de petits récipients qui contiennent aromates et autres épices, ce n'est pas pour rien ! Là, dans cette petite soucoupe, vous avez des germes de soja frais, de fines rouelles d'oignon cru, du basilic asiatique, un quart de citron. À côté dans ce bocal, vous avez des petits morceaux d'ail qui macèrent dans du vinaigre, et dans cet autre une sauce au piment dont le rouge ardent augure de l'état dans lequel elle peut mettre notre gosier.

À vous de choisir parmi ces ingrédients ceux qui vous sembleront donner le plus de caractère à votre pho. Peu importe l'ordre dans lequel vous jetez au moloch bouillant vos offrandes. Vous êtes le chef d'orchestre, c'est à vous de choisir la bonne combinaison qui donnera à votre soupe matinale une saveur inimitable qui vous transportera d'aise pour la journée.

Puis, une fois l'harmonie trouvée, on recommence l'opération : bouillon-nouilles-viande, jusqu'à plus faim, ou plus soif ! Vous pourrez aussi vous faire apporter des quây, sorte de longs beignets frits qui ressemblent un peu aux churros des fêtes foraines du Sud de la France. Découpés et plongés dans le bouillon, une fois nouilles et viande consommées, ils participent à l'assèchement total du bol.

En théorie, tout ceci se passe à peu près sans difficulté, moyennant force des bruits de succion, mais l'accident est toujours possible !

En effet, le principe du pho, c'est un bouillon qui mijote pendant de longues heures, et qui, comme tout bouillon digne de ce nom, fait les gros yeux, signe de l'existence de matières grasses diluées. Or, les nouilles de riz faciles à saisir avec des baguettes lorsqu'elles sont solidaires entre elles, dans l'égouttoir, deviennent récalcitrantes quand, une fois plongées dans le bouillon, elles s'enrobent d'une pellicule visqueuse.

Si l'impétrant à l'ingurgitation ne maîtrise pas suffisamment l'art des baguettes, les nouilles ont vite fait de se défiler et de retomber dans le breuvage. Et souvent, elles choisissent de prendre leur liberté au moment où elles se trouvent à proximité de la bouche, donc le plus loin de la surface du bouillon, dans lequel elles vont s'écraser à grandes éclaboussures, au grand dam de votre chemise.

Pour évitez cela, soyez humble et généreux en courbettes de gratitude devant le pho. Plus vous vous inclinerez, moins vous risquerez d'être maculé.

Feu le pho, la journée peut commencer !

Gérard BONNAFONT/CVN

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