Toute une histoire

Toutes les légendes ont un fond de vérité, et ne croyez pas qu’elles appartiennent au passé. Au XXIe siècle, encore, des légendes peuvent se créer.

>>À deux, ce n’est pas monotone

>>Évidentes contradictions

>>Nerveux s’abstenir

Aujourd’hui, je vais vous conter une histoire. Une de ces histoires qui, au fil du temps, va devenir légende, en mêlant le merveilleux et la réalité. Une histoire que les enfants se raconteront quand ils se retrouvent dans leurs jardins secrets, avant que les adultes ne s’en emparent pour en faire un conte à narrer au coin du feu ou sous un ciel étoilé. Une histoire à l’origine de laquelle j’y suis un peu pour quelque chose.Quoique mon rôle n’ait été que celui d’un passeur de culture.

Rencontres en chemin

En ce temps là donc, en fait la semaine dernière, je me promenais dans ce Tây Bac (région Nord-Ouest) tant prisé par les touristes, depuis que les routes y sont plus accessibles. J’y accompagnais un couple de Parisiens, venus à la rencontre du Vietnam de leurs rêves. Celui des rizières en terrasse, des hameaux blottis en lisière de jungle, celui des cascades qui ruissellent sur les flancs de hautes montagnes, celui des buffles paisibles et des enfants rieurs, celui que les poètes chantent et que les photographes traquent dans les endroits les plus reculés.

Une touriste étrangère (gauche) photographie des gens locaux dans la région Nord-Ouest lors d'une rencontre à mi-chemin.

Et comme on ne fait pas 12 heures de vol pour se retrouver avec son voisin de palier, j’avais décidé de les conduire sur des chemins buissonniers où bien peu s’aventurent. Y compris là, où moi-même je ne me suis jamais aventuré. C’est pour cela que nous marchons en devisant sur un chemin qui semble ne mener nulle part, sauf à s’amuser à frôler quelques modestes maisons aux murs en planches et toit de bardeaux. Ici, nous sommes au bout du monde. Entendez que nous avons suivi une route de traverse, où notre voiture a bien eu du mal à se faufiler, et que la route s’arrête brusquement devant une passerelle en bambou pour devenir chemin caillouteux, une fois celle-ci franchie.

C’est l’heure où les buffles et leurs propriétaires rentrent à la maison après une longue journée de labeur. Pour les premiers, la panse pleine d’avoir broutée diguettes de rizières et bords herbeux. Pour les seconds, le ventre vide de s’être penchés sur la glèbe humide pour repiquer les épis de riz ou biner l’argile généreuse. Et chacun, pour des préoccupations bien différentes, se hâte de regagner étable ou demeure.

Pourtant aujourd’hui, il y a quelque chose de différent dans l’ordre immuable des choses : des étrangers à la peau blanche et au long nez. Du jamais ou du très rarement vu, à la vitesse où les enfants se sauvent quand ils aperçoivent ces surprenants personnages. Du jamais ou du très rarement vu aussi, à la façon dont les parents nous dévisagent en se retournant sur notre passage. Pas de méfiance, ni de défiance, juste de la surprise et l’envie d’en savoir plus.

Je décide donc d’entamer le rapprochement interculturel, en sachant d’ores et déjà que ce ne sera pas facile : mon vietnamien va se heurter très rapidement à un dialecte que je ne maîtrise pas. Qu’importe, regard, gestes et manifestations de convivialité devraient suffire. Et pour briser la glace, je propose à mes amis de mettre en pratique le rituel du don-contre-don. À savoir, donner un bonbon aux enfants pour entrouvrir le cœur des parents. Et c’est là que mon histoire débute.

Des rêves pleins les yeux.
Photo : Gérard Bonnafont/CVN

Avec le cœur

C’est l’élément masculin du couple qui se charge de présenter le bonbon. Je dis bien présenter, car un don, ce n’est pas une distribution. Il faut s’approcher de l’enfant, s’accroupir à sa hauteur, établir la communication, lui sourire, lui présenter le bonbon sur la paume de la main, l’aider à ouvrir le papier, rester à sa hauteur quand il commence à sucer la douceur, se relever lentement en continuant à le regarder, et alors seulement détourner le regard de l’enfant pour rencontrer celui de l’adulte.

La glace est brisée, le courant est établi qu’il suffit d’entretenir par des considérations aussi simples que s’enquérir de l’âge des enfants, du nombre de personnes dans la famille, du temps qu’il fait, de la beauté des paysages, et d’autres choses encore. Ceci ne vaut pas une légende sans doute, sauf que je me dois de préciser que le donneur de bonbon en impose par sa taille et son tour de taille, autant que par son abondante chevelure blanche et surtout par sa barbe de même couleur et la toison qui recouvre ses bras.

De quoi, pour un bambin de 4 ans, imaginer que c’est un génie en personne qui se trouve devant lui. Il n’est que de voir leurs yeux écarquillés, la façon dont ils se serrent contre les jupes maternelles, à en rester bouche bée, s’ils n’avaient un bonbon à suçoter. Mais leur surprise n’a d’égale que celle de leurs mères qui ne peuvent s’empêcher de frôler, voire de toucher franchement ces bras au système pileux si abondant. D’autant que pour ancrer définitivement son souvenir dans l’inconscient collectif, notre généreux donateur puise dans son escarcelle pour en retirer quelques savonnettes parfumées à offrir aux mamans.

Deux filles et sa mère de l'ethnie H'Mông sur le chemin de la maison.
Photo : Linh Thao/CVN

Et comme le geste vaut tout les esperanto du monde, il en mime l’usage, sur sa propre personne, faisant mine de se frotter énergiquement les avant-bras et le visage, seules surfaces corporelles pouvant être désignées sans équivoque. Les heureuses récipiendaires, comme en effet miroir, s’empressent de répéter les mêmes gestes sur mon généreux ami, tirant au passage quelques poils pour s’assurer sans doute de la réalité d’un tel personnage. D’autres plus hardies, amènent leur bébé à hauteur de visage pour qu’il constate de manu qu’une barbe de génie peut être douce.

Tripoté, tiraillé, caressé, mon ami s’éloigne avec un petit salut de la main. Tout doucement, il disparaît dans la lueur du soleil couchant, regagnant le monde d’ailleurs. De lui, il ne reste qu’un bonbon, des sourires, une barbe blanche, un savon dont le parfum flotte comme un rêve persistant. Possible que dans ce hameau de bout du monde, dans quelques décennies, on racontera la légende du grand génie aux longs poils blancs qui est venu donner des bonbons aux enfants des rizières.

Vous trouvez que j’en fais trop, que j’exagère ? Sans doute, mais qui peut savoir ce qui reste des rêves d’un enfant quand il devient adulte ? Au Vietnam comme ailleurs.


Gérard Bonnafont/CVN

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