Évidentes contradictions

Étymologiquement, le mot paradoxe désigne ce qui est contraire à l’opinion commune. Or, un étranger vivant au Vietnam se doit, s’il veut se conformer aux pratiques habituelles, d’accepter le paradoxe comme une vérité.

>>Échappée belle !

>>Marche impossible

>>Histoire de dire…

Paradoxalement, ça tient, c’est bien normal !

Depuis que je vis ici, mes certitudes en ont pris un coup. Ici, tout est possible, tout du moins à l’aune de mon cartésianisme mâtiné de logique platonicienne. Dit autrement, ce n’est pas parce que ça ne se fait pas ailleurs que ça ne peut pas se faire ici. L’étrangeté devient évidence, la singularité devient banalité. Exercice de style qui trouve des illustrations autant au coin de la rue, qu’au bord de la plage.

Appétit sous abattis

Gros embouteillage devant un grand hôpital à Hanoï. Il est 10h00 et la période des soins du matin est achevée. Les familles qui ont enfin l’autorisation de rentrer s’entrechoquent avec les patients impatients de respirer l’air pollué de l’avenue. Amusant tableau que de voir des femmes en pyjama de ville, habit féminin traditionnel des beaux jours, côtoyer des personnes en pyjama d’hôpital, marque de l’hospitalité hospitalière.

Tout ce beau monde se déverse dans un sens et dans l’autre, descend de taxis arrêtés en triple file, traverse la chaussée en titubant pour aller s’installer aux terrasses de petites gargotes, et forme progressivement un bouchon humain qui ralentit puis stoppe le flot des voitures. Le taxi où nous avons pris place n’échappe pas à l’engluement vicinal, ce qui nous offre toute latitude pour observer cette scène de vie.

Avançant à un train de sénateur non renouvelable, notre véhicule est arrêté aux feux de signalisation. Alors que j’évalue, avec une certaine impatience la durée de changement de couleur des feux et le nombre de voitures disposé à franchir le carrefour, mon regard est attiré par un curieux album photos. Là, sur une surface de 5 m2 s’étalent en quadrichromie de magnifiques photographies sanguinolentes. Des mains aux doigts écrasés, des pieds aux phalanges éparpillées, des bras arrachés d’épaules béantes, des jambes aux tibias exhibés, s’offrent sans vergogne à la vue des passants.

Comme quoi les jambes coupées, ça ne coupe pas la faim.

Pédagogie de choc pour prévenir des accidents du travail ou publicité pour les compétences de l’hôpital ? En tout cas, la vingtaine de photos anatomiques est parfaitement visible par tous ceux qui passent devant. Pour les Occidentaux que nous sommes, ce panneau est déjà paradoxal, nous qui osons à peine mettre des photos de poumons encrassés de nicotine sur nos paquets de cigarette.

Mais le véritable paradoxe n’est pas là. Il se trouve parmi les personnes, tranquillement installées devant des pho (soupe de nouilles hanoïenne à la viande de bœuf ou de poulet) fumants, juste sous les abattis humains. Oui, vous avez bien lu ! Un commerçant avisé, profitant de la chalandise de l’hôpital, a ouvert un restaurant de trottoir à cet endroit. Et le spectacle grand-guignolesque ne semble pas le moins du monde couper l’appétit aux convives matinaux.

Baignade surveillée

La chambre d’hôtel que j’occupe à Dà Nang m’offre une vue splendide sur la Mer Orientale. Les montagnes, qui viennent mourir dans la baie, ourlent de mauve l’horizon d’un bleu azur. L’immense statue de marbre blanc qui veille sur les eaux, reste immuable devant le spectacle sans cesse renouvelé des vagues qui festonnent la plage de sable blanc.

De mon balcon, j’assiste à la baignade vespérale. Ici, avec les beaux jours, les habitants profitent des plaisirs balnéaires le matin avant le travail et le soir après une dure journée de labeur. Le parking de l’hôtel est envahi de motos, de futurs baigneurs serviette sous le bras et d’ex-baigneurs enveloppés dans ladite serviette. Laissons les seconds se changer pudiquement dans les cabines prévues à cet effet, et suivons les premiers.

Le flot de ceux qui souhaitent plonger dans les flots traverse une avenue quasi déserte (les motos sont dans les parkings et les conducteurs à la plage), et arrive sur une plage de sable, encore chaud à cette heure de fin d’après-midi. Et c’est là qu’intervient le concept de responsabilité. Ici, on ne rigole pas avec la responsabilité. Être responsable, ça engage à montrer que l’on est responsable. Parfois, ça passe par l’uniforme. Parfois, ça passe par le coup de gueule. Parfois, ça passe par l’accessoire contondant. Parfois, ça passe par le badge ou le galon.

Sur la plage de My Khê, dans la ville de Dà Nang (Centre).
Photo : Bùi Phuong/CVN

En l’occurrence, la responsabilité balnéaire passe par le haut-parleur, le périmètre de sécurité, et l’embarcation de surveillance. Du haut de mon 4e étage, j’ai l’impression d’assister aux bains de colonies de vacances sur la plage atlantique en été : des périmètres de sécurité montés sur bouées, délimitent des zones rectangulaires qui s’enfoncent dans la mer. Dans ces zones, les baigneurs s’entassent en groupes compacts et mouvants au gré des rouleaux qui viennent s’écraser sur la grève. Sur celle-ci, deux ou trois surveillants, reconnaissables à leur uniforme, circulent haut-parleurs à la main, prêt à invectiver toute personne se hasardant à faire du hors-piste.

De chaque côté du filet, de petites embarcations rondes sont postées, vigiles assidues, promptes à empêcher toute velléité d’évasion nautique. Et, plus au large, une vedette rapide, en un incessant va-et-vient, dessine une ultime ligne de protection pour dissuader toute aventure maritime. En dehors de ces rectangles d’intense bonheur balnéaire, la mer et la plage sont désespérément vides. Tout au plus quelque amateur de coquillage égaré vient fouler le sable vierge, mais de corps plongé dans le liquide point.

Et qu’importe que sur la route toute proche, les motos zigzaguent en dépit du bon sens, les voitures franchissent allègrement la ligne jaune, les piétons risquent leurs vies en traversant n’importe où du côté des vagues on ne veut pas en faire, et on ne badine pas avec la sécurité. Encore un paradoxe à méditer.

Finalement, tout ceci n’est que paradigme parmi tant d’autres paradoxes. Mais pour autant extravagantes qu’elles paraissent à un étranger, ces apparentes contradictions répondent à une vision collective du vivre ensemble qu’il suffit de prendre comme telle pour être heureux dans ce pays. Question d’habitude.


Gérard Bonnafont/CVN

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