>>Sortir les vendeurs ambulants de la précarité
>>Des petits métiers exercés à l’approche du Têt lunaire
Au siècle du «self-made tout et n’importe quoi», il existe deux façons de régler leur compte à toutes ces petites choses qui nous empoisonnent la vie par le tracas qu’elles nous donnent. Soit on se rend au supermarché local pour se procurer la panoplie du parfait artisan sans en avoir l’art, soit on déniche l’artisan idoine qui mettra son savoir-faire à notre service.
Dans le premier cas, sauf à avoir des doigts de fée, on vide souvent son porte-monnaie pour remplir un chariot dont le contenu étalé sur la table de la cuisine ou l’établi du garage nous donnera un sentiment de toute puissance dans un premier temps, pour rapidement devenir le miroir de notre propre incompétence !
Dans le second cas, trouver le virtuose adéquat relève parfois de l’aventure, surtout quand le métier en question est en voie de disparition. Alternatives peu enviables entre lesquelles j’ai le bonheur de ne pas avoir à choisir depuis que je vis au Vietnam.
Œil aiguisé
«Il coupe plus ce couteau». Conclusion dépitée aux tentatives répétées de trancher finement des aiguillettes de poulet pour les faire dorer à la poêle, avant de les chouchouter dans une parure de crème fraîche au paprika doux.
Oui, je sais, ce n’est pas là une recette très vietnamienne, mais, de temps en temps, mes papilles ont des madeleines qui se réveillent que je m’empresse de satisfaire. Que voulez-vous, la chair est faible ! Et celle du poulet d’une fermeté à rendre jaloux n’importe quel poulet de Bresse. Pour la transformer en menus filets, il me faut une fine lame. Je croyais la posséder avec ce tranchelard de 20 cm qui trône au milieu de ses congénères dans le râtelier à couteaux. Sans doute, son fil avait-il connu des heures de gloire, mais depuis il s’était épaissi à en devenir inutile.
Ce n’était plus une affaire de cuisine, c’était devenu une affaire d’oreille ! Pour affûter l’ustensile, il me suffisait d’être à l’affût de l’appel du rémouleur qui passe trois fois par jour dans ma ruelle. Juché sur son vélo, établi portatif sur son porte-bagages, il hèle régulièrement les ménagères pour qu’elles lui confient ce qu’il ne faut jamais offrir en cadeau, sous peine de couper une amitié. En stratège avisé, l’homme des lames en peine s’arrange pour passer dans le quartier aux heures de préparation des repas.
Justement, j’entends sa harangue. Vite, saisir ma panoplie coutelière, sortir dans la rue et de le stopper net dans sa progression ! D’un doigt expert, il diagnostique l’ampleur des dégâts et aussitôt se met à l’œuvre. En un tour de main, il étale ses outils sur un petit muret : petite meule sur batterie, pierres à aiguiser, fusil (à aiguiser également), morceaux de cuir, tout ce qui est nécessaire à redonner du tranchant à un couteau.
Moi, assis à côté de lui, je ne peux m’empêcher d’admirer sa dextérité, sa façon de faire danser les lames sur la meule en faisant couler un mince filet d’eau, sa manière d’affiner les fils à la pierre abrasive, de fignoler le travail en les frottant avec un morceau de cuir épais.
En quelques minutes, je retrouve mes armes de samouraï. Mon rémouleur est reparti vers d’autres affûtages, et des dizaines comme lui parcourent les rues de la ville pour le plus grand bonheur de ceux qui, comme moi, n’ont pas envie de risquer de se couper les doigts pour trancher dans le gras !
Doigts de fée
On dit que l’on juge une chemise à son col et un homme à sa chemise. Donc, sans vouloir me hausser du col, j’aime à ce que mes cols de chemise soient toujours parfaits. Exigence parfois incompatible avec les histoires d’amour qui peuvent naître entre l’homme et sa chemise !
Si, depuis que je vis au Vietnam, j’ai pour habitude de porter des chemises avec col mandarin, autrement dit sans rabats, j’ai encore dans ma garde-robe quelques chemises avec cols classiques, dits français. Certaines me suivent depuis des décennies, preuve de la bonne qualité du tissu et notre fidélité mutuelle.
Malheureusement, au fil des ans, les cols en rabattent, et peu à peu s’effilochent au gré du frottement sur la nuque. Alors, plutôt que de me séparer de chemises dont je me soucie plus que de ma première, je profite éhontément de ce que le Vietnam m’offre avec abondance : les petites mains !
Pas une rue, pas une ruelle, qui ne possède une petite échoppe ouverte sur l’extérieur d’où retentit le cliquetis d’une machine à coudre. Environnée de pans, chutes, rouleaux de tissus, la couturière pique, coud, raccommode, retaille, rénove, raccourcit, rallonge, bref mène la vie dure aux accrocs et autres accidents vestimentaires.
Il me suffit de parcourir 20 m pour trouver l’endroit où mes chemises retrouvent fière allure. Inutile d’expliquer ce que je veux : d’un œil expert, la cousette ausculte le vêtement, imagine la solution, me conseille. Je me range aveuglément à son avis, mais parfois, grisé par le lieu, je me prends à devenir créateur de haute couture, et je propose quelque agrément supplémentaire, un galon ici, une broderie là, une poche plus loin… Quelques heures, une journée tout au plus à attendre, et ma collection est prête à porter.
Ravaudages, stoppages, reprises : la boîte à couture n’a plus droit de cité chez moi. Ma modéliste personnelle fait ça tellement bien ! Comme la plupart de ses consœurs pour le plus grand bonheur de ceux qui, comme moi, n’ont pas envie de se piquer les doigts pour un trou dans la chemise !
Rémouleur et cordonnier ne sont que parmi bien d’autres petits métiers au service du confort du quidam. |
Main experte
Un kilomètre à pied, ça use les chaussures, alors que dire de plusieurs années à arpenter chemins, routes et autres voies de communication pédestre. Les semelles se rabougrissent au point, parfois, de se désolidariser du reste de la godasse.
Quand on est réduit à une telle extrémité, il n’existe d’autres solutions que de jeter la récalcitrante aux ordures ou de tenter l’opération à cuir ouvert ! Au prix de la peau, surtout quand elle est de buffle ou de veau, la première solution relève du crime de lèse-majesté. D’autant que la seconde est d’une facilité déconcertante au Vietnam.
Le cordonnier ambulant fait partie du paysage. Tout comme le rémouleur, il parcourt les rues en proposant ses services à tous ceux qui ont besoin de retrouver chaussures à leur pied. Nul besoin d’aller bien loin : il suffit de sortir à son appel, de le héler pour qu’il s’arrête et s’empare d’une main experte de ce qui vous met le pied mal à l’aise. C’est là, au coin de votre porte, adossé contre un mur qu’il va rendre à la vieille grolle que vous lui avez remise une allure de chaussure digne de ce nom. Sans autres outils qu’une alène, un petit marteau, une grosse paire de ciseau, de la glu, il va retailler, ajuster, recoller, recoudre, réunir à nouveau le couple semelle et chaussure, remettre les œilletons, rafistoler les fermetures… En un mot, vous remettre sur pied avec ingéniosité pour le plus grand bonheur de ceux qui, comme moi, ne veulent pas se casser les pieds pour une semelle qui baille.
Rémouleurs, couturières, cordonniers ne sont que parmi bien d’autres au service du confort du quidam : scieur de planches, changeurs d’ampoules, réparateurs de grille-pain, porteurs d’eau. Autant de petits métiers que j’ai trouvé plaisir à retrouver ici, alors que je les avais perdus de vue dans le pays d’où je viens.
Et je vous avoue que je préfère bien mieux passer un moment avec eux qu’avec les étiquettes d’un rayon de bricolage dans un supermarché !