Service non compris

Quoi de neuf cette semaine ? Pas grand-chose, et plein de ces petites choses qui font le quotidien d’un Occidental au Vietnam. Carnet de voyage.

>>Quel luxe !

Ces derniers jours, j’ai parcouru le Vietnam en long et en large. Bougeotte touristique en compagnie d’amis venus de loin pour découvrir les charmes tant vantés de ce pays qui fait toujours rêver les impétrants à la recherche d’exotisme et d’évasions nostalgiques. L’occasion, encore une fois, de m’étonner d’une façon de vivre que pourtant je crois avoir fait mienne depuis de longues années, mais dont les épines se cachent parfois derrière des attitudes qui me laissent encore pantois.

Quiétude absolue

Depuis longtemps déjà, Huê (province de Thua Thiên-Huê) et Hôi An (province de Quang Nam), toutes dans le Centre, jouent aux chaises musicales. Chacune envoie vers l’autre des flots de touristes qui emplissent les chambres et les rues laissées vides par ceux qui les ont précédés. À Huê, les visites accélérées de la Cité impériale et des Tombeaux impériaux. À Hôi An, la visite approfondie des magasins de souvenirs plus ou moins locaux. Jeu qui fait partie des incontournables pour qui s’est envoyé en l’air pendant une douzaine d’heures, avec la ferme intention d’approcher, au plus près, vieilles pierres et produits artisanaux.

Fidèle à mon peu d’appétence pour la presse vacancière, j’avais malgré tout proposé à mes amis de quitter un peu la partie en nous octroyant une pause entre les deux villes touristiques, à l’abri de toute tentation consumériste. Pour cela, j’avais choisi un endroit prédestiné aux qualificatifs les plus dithyrambiques : paradisiaque, enchanteur, merveilleux, extraordinaire, magique… Un endroit qui, comme l’a écrit un journaliste, «garde sur des dizaines de kilomètres une plage totalement vierge, bordée en alternance par des collines tapissées de jungle émeraude ou par des plaines de rizières vert fluo. Quand les brumes du petit jour tourbillonnent des unes jusqu’aux autres, l’image est sublime». De quoi faire rêver !

Et pourtant, elle est magnifique cette plage déserte !

Et c’est justement fort de cette promesse de rêve que nous nous installons dans un hôtel «pieds dans la mer» comme le clame leur publicité. Effectivement, si l’excessive promesse ne nous contraint pas aux orteils plongés en permanence dans l’eau salée, les petites villas qui nous accueillent nous offrent l’occasion de jouer les Robinsons pendant quelques jours ! Une immense baie vitrée ouvre sur un jardinet où le pourpre des hibiscus, le mauve des adeniums, le blanc des acanthes et le jaune des cosmos forment une frise colorée le long de petites allées. Quelques filaos jouent les sémaphores de leurs branches flexibles, comme pour avertir les navires de ne pas accoster en ces lieux. La mer est là, à quelques pas à peine. La houle de ses vagues et le son du ressac semblent un appel à s’y plonger pour se perdre corps et âme. Ce que nous ferons pendant des heures, sans y perdre ni le corps, ni l’âme.

Et puis, si, lassés d’avoir trop voulu retrouver notre état originel, nous voulons jouer aux poissons dans un endroit plus calme, nous pourrons barboter dans la piscine qui surplombe la plage, comme pour mieux défier le large derrière ses bords de faïence bleue. Quel bonheur ensuite de parcourir le monde des songes, en s’adonnant à la sieste, allongés sur des chaises longues à l’abri de paillotes aux toits de lataniers ! Car, complice de notre escapade hors des sentiers battus, le soleil a décidé de s’accrocher au firmament en chassant tous les nuages importuns qui auraient pu lui faire de l’ombre.

Et, cerise sur le gâteau, nous sommes seuls dans ce petit Eden. Six à se prélasser dans un décor de rêve. Six à profiter sans vergogne de ce que la fin d’automne vietnamien peut nous offrir de mieux. Six à profiter d’une plage immense qui fait partie du club fermé des plus belles baies du monde. Six à se la couler douce dans des conditions à faire pâlir de jalousie une star hollywoodienne. Que demander de plus ?

Isolement total

Et bien, c’est justement ce splendide isolement qui va ternir notre béatitude. Tout commence quand nous décidons de prendre notre dîner en bord de plage. En effet, pourquoi sortir de notre cocon pour retrouver la civilisation ? Autant déguster notre plaisir jusqu’à plus faim, en allongeant nos jambes sous les tables de bambous, visage ouvert à la brise de mer, clignant de l’œil au ciel bleu sous l’auvent de toile blanche.

C’est dans cet état d’esprit que nous arrivons sur la terrasse du restaurant, vide évidemment, puisque nous n’en serons que les seuls commensaux. L’absence de personnel ne nous préoccupe guère : nous n’avions pas prévenu. Tandis que, menu à la main, je m’enquiers auprès de mes convives de leur souhait de mets locaux et de boissons fraîches, mon épouse se dirige vers la réception pour signaler notre présence, et donner ainsi le signal de ce qui doit être un agréable repas au restaurant : commande, préparation, service, dégustation.

La réception se trouvant à quelques encablures de notre lieu de repas, j’ai tout le temps pour enregistrer les aspirations gastronomiques de mes amis et me préparer à les traduire en vietnamien. Las ! Au retour de mon épouse, les affres du désenchantement apparaissent. Elle revient bredouille et tout se résume en une démonstration implacable : pas de clients à l’hôtel, donc pas de personnel en poste, d’où pas de services !

J’ai beau me rendre moi-même à la réception pour tenter d’expliquer que même six, nous sommes des clients. Rien n’y fait ! Selon les normes locales, en dessous de 20 unités, le client n’existe pas. Nous sommes transparents. Et pourtant, croyez-moi, j’ai respecté les règles de la réclamation à la vietnamienne: sourire, argumenter, sourire, expliquer, sourire, réfuter, sourire, insister, sourire, rechercher une solution, sourire…

Et pourtant, quel bonheur cette piscine où se reflète le ciel bleu !

Orbiculaires, corrugateurs et zygomatiques surchargés d’acide lactique, je retrouve mes compagnons de misère pour leur faire part de leur brutale évanescence. Dans leurs yeux, je vois le naufrage s’annoncer, et les pires cauchemars se réaliser. Nous allons mourir de faim, abandonnés de tous, dans ce lieu enchanteur. Notre havre de paix va devenir le radeau de la Méduse et, aux prochaines grandes marées, la mer n’aura plus qu’à engloutir nos os blanchis par un soleil de plomb. Le syndrome de l’appartement témoin ou de la vitrine d’agence de voyages nous atteint déjà.

Heureusement, nous disposons d’un atout considérable ! Une femme vietnamienne. Qu’elle soit mon épouse ne m’en procure que plus d’admiration pour sa capacité d’adaptation… Insubmersible au milieu de la tempête, elle prend les commandes du navire. Tandis que les uns dresseront table et sièges sous les vérandas de nos chambres, les autres iront au marché pour réunir l’indispensable à un copieux pique-nique.

Chose dite, chose faite ! Une heure plus tard, nous entamons, avec bonne humeur, nems (rouleaux printemps), pâtés, xôi (riz gluant cuit à la vapeur), fruits, et boissons fraîches. L’horizon s’était éclairci pour les deux jours à venir : mon épouse prenait en charge les repas, et finalement nous n’avons jamais aussi bien mangé que lors de ces dînettes improvisés, où le chaud était cuit dans la gargote d’à côté et le froid venait directement du marché.

Pour la petite histoire, ce genre de mésaventure m’est déjà arrivé plusieurs fois. Alors, attention, comptez-vous avant d’aller dans un hôtel aussi grand et beau soit-il ! Pour que le client soit roi, il doit être en nombre.

Texte et photos : Gérard Bonnafont/CVN

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