Aujourd’hui, je vous emmène au pays de la sagesse populaire où, pour dire, on utilise volontiers la circonlocution. D’ailleurs, on ne peut pas prétendre maîtriser une langue, si on n’est pas capable d’illustrer ses propos par quelques sentences pertinentes. Et pour comprendre ce que proverbe veut dire, quoi de mieux que de faire référence à son expérience quotidienne ? Petit aperçu…
«Qui veut voyager vite doit emprunter les vieilles routes»
Alors, celui-là, il vaut son pesant d’or. Je comprends bien qu’il vaut mieux prendre un chemin connu qu’un raccourci inconnu, si on veut être certain de ne pas se perdre, et donc d’arriver à temps. Mais essayez donc de prendre les vieilles routes cahoteuses et pleines de ổ gà ou de ổ voi (grands trous), notamment par temps de pluie ! C’est là que vous découvrirez toute la relativité du temps, en avançant de moins en moins vite plus vous avancerez. Je veux bien respecter la sagesse populaire, mais en matière de rapidité, je préfère les belles routes neuves qui surgissent un peu partout au Vietnam.
Qui veut profiter du paysage choisit les petites routes. |
«Faute de riz, on mange de la bouillie»
Celui-ci devrait faire rire ma fille à gorge déployée, ainsi que tous ses petits camarades du jardin d’enfants. En effet, l’amour maternel au Vietnam est d’abord un amour nourricier. L’enfant, pour se bien porter, doit bien manger, ou plutôt doit beaucoup manger. Héritière des difficiles périodes qui voyaient mourir de faim des milliers de personnes, cette philosophie conduit à emplir les estomacs enfantins jusqu’à plus faim. Et pour ce faire, le riz et la bouillie font bon ménage dont on pourrait tirer un nouveau proverbe : «Bouillie et riz, t’as intérêt à manger».
«À défaut d’éléphant, on prend le buffle pour l’animal le plus gros»
J’ai expérimenté ce dicton lorsque je suis arrivé au Vietnam la première fois, en 1993. À l’époque, il y avait encore peu de touristes, et mon tour de taille attirait régulièrement l’attention des habitants. Même si mon empâtement ne me classe pas encore parmi les adipeux, combien de fois, alors que je ne m’y attendais pas, me suis-je trouvé entouré par les bras d’un gaillard jovial qui voulait vérifier mon diamètre abdominal. Depuis, la masse de touristes a permis de découvrir l’échelle de la rotondité occidentale, de l’embonpoint à l’obésité… Du coup, je suis redevenu un buffle que l’on ne cherche plus à enlacer subrepticement.
«Quand l’alcool entre, les paroles sortent»
Les paroles sortent, certes, mais en se bousculant un peu quand même. Lorsque je suis invité à des fêtes viriles, où bière et alcool de riz coulent à flot, j’ai toujours beaucoup de difficultés à comprendre le vietnamien de fin de repas. Déjà qu’il me faille toujours être attentif aux subtiles tonalités qui indiquent le sens des mots, lorsque celles-ci deviennent pâteuses et incertaines, ça devient presque mission impossible. Heureusement, la plupart du temps, dans ce genre de situation, l’interlocuteur est tellement concentré sur ce qu’il essaie de dire, qu’il ne fait pas très attention à ce que je lui réponds.
«Même si à 70 ans, vous n’êtes pas encore boiteux, ne vous hâtez pas de vous en vanter»
Curieux ce proverbe, qui pourrait laisser penser qu’il y a beaucoup de septuagénaires décrépits. Alors que s’il est un pays où le troisième âge est alerte, c’est bien le Vietnam. Il n’est que de voir le nombre de personnes d’âge avancé qui disputent d’âpres parties de badminton, le matin et le soir, sur les berges des lacs, ou sous les frondaisons des parcs et avenues. Il suffit de voir les octo et nonagénaires qui arpentent d’un pas alerte les rues de leur quartier ou de leur village. Je suis bien loin de me vanter d’être obligé de m’arrêter pour reprendre mon souffle au cours d’une partie de volley vespéral, alors que mon adversaire, qui me rend 20 ans d’âge, continue à sautiller sur place en attendant que le jeune godelureau revienne s’y frotter.
«À force de couler, l’eau finit par user la pierre»
Et pourtant, combien elle est dure à user cette pierre qu’est la patience du Vietnamien. J’en fais l’expérience chaque jour. Alors que, dans mon pays d’origine, les multiples petits incidents de la vie quotidienne conduisent à des explosions verbales et parfois «tactiles», ici, il n’y a au mieux qu’une splendide indifférence, au pire un haussement de sourcil, suivi d’un regard appuyé. L’invective publique est encore un spectacle rare qui attire les badauds, trop heureux d’assister gratuitement à un vaudeville.
«À force de sortir la nuit, on finit par rencontrer les fantômes»
Je suis toujours surpris de l’importance du fantôme (ma) dans les nuits vietnamiennes. Notamment quelques jours après mon mariage, où j’ai découvert que ma femme mettait un couteau sous le matelas pour faire fuir les mauvais esprits. Il a fallu que je lui explique longuement que mes ronflements les inquiéteraient davantage, pour qu’elle consente à remiser l’arme blanche dans le tiroir de la cuisine. Ceci étant, je respecte profondément cette croyance qui accorde une place prépondérante au culte des ancêtres, grâce auquel les morts ne tombent jamais dans l’oubli. Et justement, pour ceux qui n’ont pas reçu de culte, il existe le long de routes des petits autels destinés à leur rendre hommage. Je préfère ça au coup de couteau. Parce que «à force de tirer sur la corde, elle se casse».
«Bonne réputation vaut mieux que beaux habits»
Pour finir, parmi ces proverbes choisis, celui-ci qui résume bien les relations sociales au Vietnam. Pour le Vietnamien, l’honneur fait partie de la capacité relationnelle : la parole prononcée laisse des traces. Et c’est parce qu’il est très attaché à l’honneur que le Vietnamien fait très attention à «la face». Ne pas la perdre et ne pas la faire perdre pour conserver une bonne réputation. En ce qui me concerne, mon comportement bizarre d’Occidental laisse planer quelques doutes sur ma réputation. Même s’il m’est beaucoup pardonné, parce que, justement, j’ai encore beaucoup à apprendre…
Voilà je referme ici mon livre de proverbes, mais je ne peux m’empêcher de vous en citer un dernier que l’on devrait appliquer plus souvent : «Mâcher en mangeant, réfléchir en parlant».